Le monde est petit [pv Ebenezer]

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our l'heure, la vie d'Ursus se résumait à une errance qui semblait sans fin. Certes, sa vie avait toujours été faite d'errances diverses mais il y avait toujours eu un but à poursuivre, une ambition à assouvir, si minime soit-elle... et elle n'avait plus été minime du tout dès l'instant où il avait recueilli Gwynplaine et Dea. Alors oui, il savait pertinemment que la situation était complexe et ne risquait en rien de s'améliorer, mais pour cette fois, pour une fois, il admettait ne pas en avoir rien à faire. Dans le cas contraire, il n'aurait pas d'excuse, il serait déjà reparti sur les routes et aurait trouvé fortune (il existe toutes sortes de fortunes) ailleurs, en compagnie de son loup et de Dea. Mais non. Gwynplaine était à Paris, alors Ursus ne se voyait pas quitter Paris, même si cette ville l'exortait de tout coeur à s'en aller.

Depuis qu'ils étaient arrivés dans la capitale, ils n'avaient rencontré que des problèmes. Le succès et la richesse ne les avaient mené à rien de bon, et Ursus se serait bien épargné leur popularité, leur réputation de pacotille, s'il avait su qu'elles allaient le priver d'un fils. Et encore, s'il avait la conviction que le jeune homme serait heureux, ce serait une autre affaire. Un crève-coeur malgré tout, bien évidemment, mais ce serait plus simple. Et puis, si Dea pouvait être auprès de Gwynplaine, ce serait plus simple également. A la place, aucun d'eux ne paraissaient réellement heureux et satisfaits d'en cette affaire. Un retour en arrière possible ? Ursus n'en savait trop rien. Pour l'heure, ce semblait délicat de l'envisager... Le politique se mêlait à l'émotionnel, et Ursus n'était pas certain d'avoir voix au chapitre.

Alors il subissait l'attente, cette insoutenable attente qui le privait de tout et ne l'autorisait à absolument rien. Sans spectacle, son horizon d'autant plus limité, cela faisait tant d'années qu'il faisait la même chose qu'il ne savait plus faire comme c'était avant, et c'était un problème. Il savait atterrir sur ses pattes, il serait capable de se reconvertir. Mais en avait-il réellement envie ? Il n'en savait rien. De quoi on pouvait avoir envie quand on perdait ce qui nous insufflait toute volonté au départ. Encore qu'il lui restait Dea, et pour Dea, il ne devait rien témoigner de ce qu'il ressentait pourtant.

Il se promenait sur les bords de Seine, une fois encore sans objectif réel, quand il croisa un jeune homme dont le visage lui était familier. Les Girardet n'avaient fait leur beurre que peu de temps outre-Manche, suffisamment malgré tout pour qu'il y fasse la connaissance de cet homme qu'il retrouvait à présent ici, contre toute attente.

-C'est bien le dernier endroit où je m'attendais à vous revoir, remarqua-t-il en guise de salutations.

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i cette situation devait bien prouver quelque chose à Ursus, c'est que le monde n'était jamais si vaste, que le destin était facétieux, et que les rencontres étaient rarement anodines. Ursus n'était pas d'un naturel à croire au destin ou quoi que ce soit de cet acabit, mais il pouvait croire aux circonstances et au déterminisme. Ce qui justifiait que sa route ait croisé celle de Gwynplaine et de Dea, ce qui justifiait que leur route ait croisé celle de la duchesse d'Aurevilly, pour leur plus grand malheur. Rien n'était anodin. Cela signifiait-il que ses retrouvailles avec le pasteur Caudray ne le seraient pas davantage ? Difficile de le dire en cet instant, mais dans tous les cas, la curiosité de l'homme était poussée à vif.

-Eh bien... Ursus hésitait quant à la réponse à fournir à son interlocuteur.

Il était d'un naturel franc de façon général, et s'il voulait se montrer honnête, il pouvait difficilement affirmer qu'il allait bien, loin s'en faut. Mais en même temps, il ne voulait pas mêler son interlocuteur à ses histoires. Ils se connaissaient à peine, finalement, et ces histoires étaient trop complexes pour être résumées en quelques mots. Discuter de Gwynplaine, de son héritage, de toutes ces manipulations décidées en haut lieu. Tout ceci avait tendance à ennuyer les masses non concernées.

-On fait aller, répondit-il simplement, ce qui était une façon de répondre sincèrement à sa question sans pour autant se répandre en détails qu'il préférait, de toute évidence, ne pas exprimer si cela lui était permis. Ils verraient plus tard, si la conversation le permettait, mais pour l'heure, de toute évidence, c'était tout personnel. Et vous ? Il espérait que dans son cas, la réponse était plus évidente. S'il ne se fiait qu'aux apparences, il avait l'air d'aller parfaitement bien. Mais Ursus était le mieux placé (avec ses enfants qui en étaient l'exemple même) pour savoir combien l'apparence pouvait être trompeuse. Qu'est-ce qui vous amène à Paris ?

Il devait bien reconnaître être curieux, il ne pensait pas que l'on choisisse de traverser la Manche sans raison valable, et il était impatient d'en savoir davantage. Même si les raisons seraient peut-être très conventionnelles, et peut-être, aussi, que l'homme n'était que de passage dans la capitale française avant que de revenir en Angleterre.

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insi donc, Ebenezer avait décidé de déménager à Paris, il devait y vivre pour de bon, à présent. A croire que cette ville, d'une façon ou d'une autre, avait le don non seulement de provoquer les retrouvailles les plus inattendues, mais également d'attirer à elle les individus, peu importe de quels horizons il pouvait bien provenir. La nouvelle plaisait assez à Ursus, même si ses airs bourrus n'en laissaient pas forcément présumer grand-chose.

Dans ces temps de crise absolue, il bénéficierait assez d'une présence amicale, force lui était de le reconnaître, et ne serait-ce qu'une conversation avec Ebenezer avait déjà ce mérite de le sortir un peu de son quotidien, et il ne disait pas non. Ursus n'était pas du genre à fuir la réalité. Non, il était plus dans sa nature de regarder la vérité bien en face et d'en faire le constat concret et bien souvent pessimiste. Il ne reléguait pas les faits, en l'occurrence, il choisissait seulement de s'intéresser à quelqu'un d'autre, et ce n'était pas un mal, vraiment, parce que visiblement, ils avaient beaucoup de choses à rattraper tous les deux.

-Votre épouse ? répéta-t-il, pas forcément étonné, parce qu'après tout, Ebenezer avait l'âge d'être un jeune époux.

C'était tout de même une information qu'il découvrait, et qui lui prouvait une fois encore que de l'eau avait coulé sous les ponts depuis leur dernière rencontre. Ils n'avaient sans doute pas tant changé que cela, mais en revanche, les événements, leurs situations, avaient bien évolué, et c'était une chose qu'il était de bon ton qu'ils rattrapent.

-Vous et moi, nous avons définitivement beaucoup de choses à rattraper, constata-t-il alors sans sourire, parce qu'il souriait très rarement dans tous les cas, mais d'un ton qui en disait long. Comment s'appelle-t-elle ? ça fait longtemps ?

Il n'était pas forcément de nature à s'intéresser aux ragots, mais c'était une affaire différente quand il s'agissait de personnes qu'il appréciait. Ursus espérait qu'Ebenezer avait trouvé le bonheur auprès d'une femme qu'il méritait et qui le méritait. Le mariage était une affaire épineuse dans son esprit, ces derniers temps, alors quand il en trouvait encore qui soient heureux, forcément, il en était satisfait.

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l suffisait de voir quelle sorte de sourire décorait les lèvres d'Ebenezer à l'évocation de son épouse pour constater que non seulement il était marié, mais par-dessus tout, il était également amoureux de sa femme. C'était une chance. Ce que l'on pourrait considérer comme un fait logique tenait bien souvent de l'exception, à vrai dire, et Ursus, sans jamais s'être marié lui-même (Dieu ou n'importe quelle autre divinité à l'oeuvre - même s'il estimait probable qu'il n'en existe aucune - l'en préserve), avait croisé dans sa vie bien plus de mariage heureux que malheureux. Par conséquent, il était tout de même heureux de savoir qu'Ebenezer avait succombé à la maladie d'amour, pour le meilleur et non le pire. Le jeune pasteur était sincèrement heureux, cela se voyait tout de suite, et il méritait bel et bien d'être heureux.

Elle s'appelait donc Déruchette, pas commun comme nom, mais puisque lui-même avait baptisé sa fille "Dea", ce qui n'était pas exactement le prénom le plus conventionnel au monde, il était assez mal placé pour parler. L'essentiel était que cette Déruchette et lui filaient le parfait amour. Comme quoi, il n'y avait pas forcément que des gens malheureux en ce bas monde. On avait parfois tendance à l'oublier. Surtout quand on menait la vie qu'il menait, en vérité. Ils étaient mariés depuis un an, il l'aimait comme au premier jour. C'était une chance, et Ebenezer avait été capable de l'accepter et de l'apprécier à sa juste valeur. Ursus aimerait avoir d'aussi bonnes nouvelles à donner de son propre côté.

-Eh bien avec grand plaisir, répondit Ursus qui, sincèrement, était curieux de faire la connaisance de la jeune épouse de son interlocuteur.

Elle n'était peut-être un véritable bijou que pour lui au bout du compte, et Ursus ne se permettrait pas d'en juger réellement, mais il avait bien envie d'assouvir sa curiosité. Et ça lui ferait par ailleurs une pause bien appréciée dans une situation vraiment délicate, où les occasions de se détendre et de passer un bon moment n'étaient finalement pas si fréquentes.

-Où est-ce que vous vivez, maintenant ? La vie parisienne vous plaît ?

Il y en avait qui devaient être taillés pour. Ce n'était pas le cas d'Ursus qui regrettait plus que jamais d'avoir décidé de faire une étape (qui n'en était plus une) par la grande ville. Mais maintenant, il était de toute façon trop tard pour faire marche arrière.

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rsus en découvrit plus sur le quartier où vivait à présent son interlocuteur, des rues qu'il ne connaissait que de nom, et dont il ne savait pas grand-chose, en fin de compte. Il faut dire que même si le saltimbanque avait pris pour habitude d'arpenter la ville de long en large, il avait ses habitude, et il était quelques détails sur lesquels il choisissait de ne jamais particulièrement s'attarder. Il ne saurait donc véritablement visualiser l'adresse de son interlocuteur, mais il retenait l'information tout de même. Connaître l'adresse de son interlocuteur pourrait bien lui rendre un fier service un jour ou l'autre, s'il devait lui prendre l'envie de le revoir ou de lui parler, ce qui n'était après tout pas exclu.

Ursus ne pouvait qu'approuver quand Ebenezer constata que Paris et Guernesey étaient bien différentes. Il ne pourrait que difficilement dire le contraire. Outre la différence de climat, de culture et de paysage, il y avait dans cette grande ville une atmosphère à aucune autre pareille. Beaucoup choisissaient de la trouver charmante, attirante, même (il savait que Gwynplaine - et sans doute Dea également, dans une certaine mesure - était de ceux-là), pour sa part, il était loin d'être aussi enthousiaste quand il était question de cette ville où il regrettait de plus en plus d'avoir un jour mis les pieds.

Certes, la ville n'avait pas que des aspects négatifs, mais il avait bien du mal à ne pas les privilégier, à ne pas songer à eux en premier. Il était pessimiste de nature, c'était en soi impossible de réagir autrement, pour lui. Oh, si Ebenezer était heureux ainsi, tant mieux. Et Ursus lui souhaitait d'être heureux dans sa nouvelle vie. Mais lui ne considérait pas que Paris soit l'endroit où il saurait vivre le mieux. Non, il avait plutôt tendance à penser que Paris ferait sa perte, et il avait la nette impression que tous les éléments, dernièrement, convergeaient pour le lui confirmer.

-Je serais moins enthousiaste que vous à ce sujet. Je suis ravi que vous ayez trouvé votre bonheur ici, mais je reconnais sans mal que je préférais cent fois mes routes de campagne à la vie citadine.

Le quotidien des Girardet, dans la vieille et insalubre roulotte qui leur servait de toit, itinérante, avait finalement été la meilleure période de son existence. Mais elle avait été effacée. Et ils n'y reviendraient plus.

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rsus savait qu'ils étaient peu nombreux à être véritablement susceptibles de comprendre son mépris de Paris, car beaucoup lui trouvaient un charme enchanteur qu'il ne réussissaient pas à lui trouver, au point de vouloir y vivre et d'y finir leurs jours. Oui, Paris avait ses charmes, il ne pouvait pas le nier. Une dense vie culturelle, une animation constante, une architecture exceptionnelle, une histoire haletante... Mais rien de cela ne plaisait vraiment à Ursus...

A part, peut-être, la vie culturelle, et encore, sa manière d'apprécier la culture se réduisait le plus souvent aux livres qu'il lisait, ça et rien d'autre. Même s'il y contribuait à sa manière - la sous-culture restait une forme de culture - avec l'homme qui rit, il n'aurait pas vraiment de regret à mettre un pas de côté. Certes, l'Homme qui rit allait lui manquer, mais avant tout et surtout parce que ceux qui l'incarnaient, Dea et Gwynplaine, lui manqueraient avant tout. Mais il n'allait pas argumenter ou tenter de dégouter son interlocuteur de l'endroit où il avait élu domicile. S'il y était heureux, il n'avait aucune forme d'intérêt à saper ce bonheur. Il n'avait rien contre le bonheur des autres, était même capable de le souhaiter, sans forcément en vouloir pour lui-même.

-Plus vous m'en parlez, plus je suis curieux de la rencontrer, observa Ursus quand son interlocuteur observa que son épouse lui faisait tout voir sous le meilleur angle possible.

Il pouvait le comprendre, le foyer de chacun restait où son coeur se trouvait. Ursus n'y entendait pas grand-chose avant de devenir père sans l'avoir demandé, et maintenant, il savait ce qu'il en était, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir l'ambition de, sous peu, se rendre où ni Gwynplaine, ni Dea ne seraient. Mais il était inutile d'y penser pour le moment. Cette conversation restait légère amicale, et Ursus ne voulait pas faire mine de s'en plaindre.

-Il faudra qu'on l'organise rapidement, cette rencontre, je pense que je risque de ne plus être dans les parages très bientôt.

Ce n'était pas une manière d'être alarmant ou d'attirer l'attention, c'était juste un fait, et c'était un fait aussi qu'il tenait sincèrement à rencontrer cette Déruchette, puisque son ami en semblait si piqué.

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benezer ne lui posa pas de question quant au fait qu'il quitterait Paris prochainement. En même temps, il n'y avait pas vraiment de question à poser, en réalité. L'homme l'avait connu arpentant les routes sans discontinuer. En toute logique, il devait s'attendre à ce que ce soit toujours le cas et que Paris ne soit jamais qu'une étape. C'était d'ailleurs ce qu'ils avaient envisagé, à l'origine. Rester le temps suffisant pour remplir leurs bourses. Ursus ne s'était pas imaginé le moins du monde, en se rendant à la capitale, que l'Homme qui rit rencontrerait tant de succès. Tout comme il ne s'était pas imaginé un seul instant non plus que Gwynplaine retrouverait la trace de ses ancêtres oubliés, et la possibilité de mettre la main sur leur fortune, bien réelle. S'il le pouvait Ursus réécrirait certainement l'itinéraire, pour s'assurer de se tenir le plus à l'écart possible de cette ville à trop grande échelle. Mais il était trop tard. Et s'il partait maintenant, c'était plus de dépit qu'autre chose.

Mais avant que de reprendre la route, l'idée de faire la connaissance de l'épouse d'Ebenezer lui convenait assez. Ce serait une respiration, même, dans un quotidien qui prenait sévèrement et résolument la tournure la moins plaisante possible. Quand Ebenezer ajouta que Gwynplaine et Dea seraient les bienvenus, le coeur que le saltimbanque prétendait ne pas avoir se serra. Au fond, il se disait que ce serait agréable pour eux également. Eux aussi seraient sans doute ravis de voir Ebenezer. Quant à Dea, elle serait sûrement heureuse d'avoir un peu de compagnie féminine... Mais l'occasion n'était vraiment pas bonne, loin s'en faut.

-Malheureusement, je doute fort que ce soit possible, répondit-il alors honnêtement. Gwynplaine et Dea sont attendus ailleurs... de toute évidence loin de moi. Il marqua une pause. Il s'est passé également beaucoup de choses pour nous aussi.

Ils se revoyaient, et voilà qu'Ebenezer s'était trouvé une épouse, dont il était apparemment très amoureux, et Ursus, qu'Ebenezer avait toujours connu entouré de ses deux parents, devait à présent se résigner à s'en séparer, même si cette pensée l'attristait profondément. Pour le reste, il ne rentrait pas dans les détails, il le ferait si Ebenezer lui posait des questions. Dans le cas contraire, ça n'en valait définitivement pas la peine.

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ien n'était jamais immuable. Ursus était le premier, toujours, à l'affirmer, à le déclamer chaque fois que l'occasion devait se présenter, et pourtant, quand il faisait lui-même face à ce même constat, il ressentait ce pincement à un coeur qu'il voulait de pierre. Rien n'était immuable, jamais, et il en faisait aujourd'hui les frais, car il se surprenait à réaliser que lui aussi avait cru que cela durerait ainsi, toujours. Ils s'étaient imaginé que Dea, Gwynplaine et lui continuerait de parcourir les routes de France, de Navarre, de tous les pays alentours, feraient découvrir l'Homme qui rit et sa compagne aveugle à tous les curieux qui n'en auraient pas encore savouré le spectacle, et qu'ainsi s'écouleraient ses jours, sans surprise certes, mais avec la certitude au coeur.

Mais dans la vie, il y avait toujours de ces événements primordiaux qui changeaient absolument tout, vraiment tout. Certains de ces événements en valaient la peine, comme ce jour où son chemin avait croisé celui de ceux qui étaient devenus ses enfants. Dans ces circonstances-là, le changement avait eu du bon, peut-être que ce serait le cas de nouveau, ce n'est pas parce que cela l'impactait négativement, lui, que ce ne serait pas un vrai bonheur pour ses enfants, et c'était à eux qu'il devait penser en priorité. Même si, tout compte fait, ils étaient tout à fait capable de penser par eux-mêmes, de rechercher leur bonheur par eux-mêmes.

-Ils vont bien, oui, dit-il sans en être certain. Il ne savait pas réellement, en vérité, comment ils allaient, comment ils vivaient cette situation précise. Il y avait ce qu'ils leur disaient. Et ce qu'ils pensaient exactement. Il se trouve que Gwynplaine a découvert ses origines. Et disons qu'elles ne sont pas vraiment compatibles avec ce qui était notre mode de vie jusqu'ici.

Il n'avait pas forcément d'intérêt à en parler, d'ailleurs, il n'était pas forcément du genre à s'appesantir sur son sort, de même que sur celui des autres, mais il appréciait Ebenezer, alors il ne voyait aucun mal à répondre à ce qu'il imaginait être ses interrogations silencieuses. D'autant plus qu'il se disait que ça pourrait bien ne pas lui faire de mal, de parler à quelqu'un de confiance de tout ce qu'il traversait. Même à lui.

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rsus n'était pas sûr de vouloir donner raison à Ebenezer quand ce dernier affirmait qu'il était toujours une bonne chose de connaître ses origines, mais c'était en toute mauvaise foi, bien évidemment. Savoir d'où l'on venait, aux yeux d'Ursus, ça ne changeait pas grand-chose à qui on était, à moins d'y donner de l'importance, mais il se voyait mal reprocher à Ursus d'avoir voulu faire la lumière sur son passé. Surtout qu'il y avait gagné au change. Le jeune homme n'avait pas attendu de se savoir des origines bourgeoises pour lorgner sur les plus fortunés, la duchesse d'Aurevilly pour commencer, alors c'était sûrement dans l'ordre des choses.

Ursus n'aurait peut-être jamais été complètement heureux s'il n'avait su d'où il venait, mais le saltimbanque n'en ferait peut-être pas une vérité générale. Il était assez convaincu que la jeune femme se satisfaisait très bien de ne pas savoir d'où venaient ses parents. Elle s'était trouvée en trouvant Gwynplaine, tout comme Ursus s'était trouvé en trouvant ses enfants, tout comme Gwynplaine s'était trouvé en comprenant qui était son vrai père. Un cycle somme toute assez logique, certainement.

-J'en suis certain, reconnut Ursus qui voulait au moins bien reconnaître cela à son fils adoptif. Il ne pensait pas qu'il renierait leur passé commun, ni tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, pas plus que les leçons qu'il lui avait inculquées au fil du temps.

Il avait toujours aspiré à plus, mais ce n'est pas pour autant qu'il perdrait quoi que ce soit de ce qu'ils avaient été. Après tout, il avait toujours insisté pour qu'Ursus l'accompagne dans sa nouvelle vie, c'était lui qui avait refusé. Parce que ce monde n'était pas le sien et ne pourrait jamais l'être. C'était une pensée assez réconfortante, quelque part, même si elle était assez égoîste.

-Je reconnais avoir quelque regret à l'idée de ne plus pouvoir veiller sur lui et sur Dea, mais ma foi, c'est dans l'ordre des choses, n'est-ce pas ? Ursus haussa ses larges épaules. Quelle ironie, tout de même. Vous voilà installé à Paris, et moi, je suis sur le départ, je vais reprendre la route. Une chance que nous ayons eu l'occason de nous recroiser malgré tout.

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rsus ne pouvait pas donner tort à Ebenezer, il était en effet bel et bien possible que leurs chemins se recroisent un jour. Ursus était bien trop pessimiste pour envisager la situation sous cet angle, mais leurs retrouvailles, après tout, étaient bien la preuve que le monde était petit et également que le destin était parfois beaucoup trop facétieux. Rien ne leur garantissait qu'ils se reverraient, mais ils avaient peut-être tout autant de chances de se retrouver. Le chemin d'Ursus n'avait jamais été tout tracé, c'était une chose dont il était même fier, et celui qu'il était autrefois ne se serait jamais imaginé, par exemple, devenir le père de deux enfants, même s'ils n'étaient pas de son sang. Dans la vie, on ne pouvait présumer de rien, y compris de ceux que vous deviez ou non retrouver sur votre route. Mais quand même, la coïncidence, qui était déjà bien belle, serait proche d'incompréhensible si elle devait se reproduire.

Ebenezer suggéra que lui et sa femme ne resteraient peut-être pas à Paris pour toujours. C'était une chose que le dramaturge ne pouvait que souhaiter à son ami. Pour tout dire, il ne souhaitait à personne de ne pas dépasser les frontières de Paris. Il s'était d'office fait une très mauvaise image de cette ville, et cette image s'était encore ternie après s'y être installée, après que l'homme qui rit les aient mené à gagner une réputation qui avait causé leur perte... Ou la sienne, en tout cas, Gwynplaine ne le voyait sans doute pas ainsi de son côté. Et pour ce qui était de revenir, l'affaire était plus complexe. Ursus savait que ses enfants feraient certainement des pieds et des mains pour l'intégrer dans leurs nouveaux cercles en dépit du bon sens. Mais le saltimbanque avait bien conscience de ne pas appartenir à ce monde. Et surtout, il n'en avait aucune envie. Contrairement à son fils, c'était une chose dont il n'avait jamais rêvée, et qui le révulsait plus qu'autre chose. Alors non, ce n'était pas du tout envisageable.

-C'est plus compliqué que ça, grommela Ursus, qui semblait presque incapable de dire quoi que ce soit sans grogner à moitié - son loup avait toujours été plus civilisé que lui, ce n'était pas nouveau. Là où vont Gwynplaine et Dea, je n'ai pas ma place, et je ne l'aurais jamais.

Ce n'était pas dit avec tristesse ou désarroi, c'était juste un fait. Et il ne comptait pas y faire quoi que ce soit, au passage.

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our une fois, à vrai dire, Ursus aurait voulu que son ami se permette d'être indiscret. Alors certes, il appréciait vraiment ce tempérament précautionneux, qui le poussait à ne jamais dépasser les limites, mais par instant, il préférerait que l'ami soucieux prenne le pas sur l'individu plein de considération pudique. Bon, ils n'étaient pas les meilleurs amis du monde c'est vrai, même s'ils s'entendaient très bien, et Ursus n'était clairement pas de ceux qui se montraient très bavards en temps normal, et encore moins du genre à se confier, mais à situation exceptionnelle, réactions tout aussi exceptionnelles.

Ursus n'était plus tout à fait le même qu'avant. Il prétendait beaucoup de choses sur ce qu'il était, un indifférent, un détaché, un asocial... et il le restait par bien des aspects, mais depuis que Gwynplaine et Dea étaient entrés dans sa vie, eh bien ce n'était plus pareil, et à présent qu'il redoutait de les perdre, il perdait pied, et il avait besoin, oui, d'en parler, de se confier. Chaque bribe d'information qu'il délivrait était là pour inviter Ebenezer à l'indiscrétion, à poser plus de questions, afin qu'il puisse se décharger au moins en partie de ce fardeau, mais son interlocuteur, d'une probité sans faille, ne s'insinuait dans une brèche.

-Vous savez que votre absence d'indiscrétion passerait presque pour du désintérêt ? répondit Ursus d'un ton bourru.

Ce n'était absolument pas un reproche, loin s'en faut. Ursus se contentait de faire comprendre à son interlocuteur qu'il n'avait pas besoin de tourner autour du pot s'il était curieux. Tout comme d'ailleurs il n'avait pas besoin de demander quoi que ce soit non plus s'il s'en moquait, quand bien même Ursus, presque malgré lui, ressentait définitivement le besoin de parler. Enfin, s'il voulait parler, en même temps, ce n'était pas comme s'il avait à demander l'autorisation de qui que ce soit non plus, n'est-ce pas ? Non, et c'était préférable d'ailleurs.

-Gwynplaine est le fils d'un seigneur dont il hérite, de fait, des terres, de la position et de la fortune. Il se réjouit de mener la grande vie et d'avoir Dea dans son sillage, mais cette vie n'est pas faite pour moi, à l'évidence.

Voilà qui était un résumé bien concis de la situation, mais qui offrirait au moins à son interlocuteur d'y voir plus clair.

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nattendu était en effet le terme approprié, la nouvelle avait fait l'effet d'une bombe dans le quotidien des Girardet, qui n'avaient pas un seul instant envisagé un tel revirement, et pour cause, bien qu'ils aient tous deux été adoptés sans avoir connaissance de leur ascendance, ni Dea ni Gwynplaine ne s'étaient vraiment interrogés quant à leurs origines, ils avaient parfaitement su se contenter de ce qu'ils avaient et de ce que la vie leur réservait. C'était le hasard des circonstances qui avait décidé de cette situation qu'il leur fallait à présent accepter...

Enfin, il aurait été possible pour Gwynplaine de la refuser, il est vrai, mais Ursus avait su d'office qu'il ne le ferait pas, il connaissait bien assez son fils pour n'avoir aucun doute à ce sujet. Le jeune homme avait toujours été attiré par l'or, le pouvoir et la fortune, il n'aurait pu y résister, et Ursus, en dépit de ses inquiétudes, n'était pas en droit de lui interdire quoi que ce soit. Il lui fallait reconnaître que la qualité de vie à laquelle il accèderait en redevenant Gwynplaine Clancharlie vaudrait cent fois ce que lui-même était susceptible de lui offrir avec ses maigres moyens.

Est-ce qu'Ursus ne voulait pas être auprès d'eux ? C'était complexe. Ursus, en vérité, voulait rester avec ses enfants, mais il savait aussi que cette situation donnait le signe de leur séparation. Il avait su que cela devrait bien arriver à un moment ou à un autre, il s'y était préparé dès l'instant où il les avait recueillis, cette nuit glaciale de décembre. Comment se faisait-il qu'ils soient resté si longtemps à ses côtés ? La réponse était simple : Ursus, qui prétendait n'aimer personne, aimait ses enfants, et avait voulu les garder avec lui plus longtemps qu'il n'était nécessaire. Mais tout ceci, cette vie de faste et de luxe, ne lui conviendrait pas, comme la vie parisienne, d'ailleurs, ne lui avait jamais convenu depuis qu'ils avaient arrêté leur carriole dans la capitale. Sa place était sur les routes, et c'était donc là qu'il retournerait... Il savait d'avance qu'il jetterait souvent son regard en arrière, plus qu'il ne se pensait capable de le faire, lui qui avait si longtemps estimé que se tourner vers le passé était une perte de temps. Mais il ne changerait pas d'avis, même si c'était contre l'opinion de ses propres enfants.

-Elles ne peuvent que changer, répondit Ursus dans un haussement d'épaules. Parce que la vie qui serait celle de Gwynplaine et Dea ne serait plus faite de disette, de pauvreté, d'art éphémère, de l'incertitude du lendemain. Et c'était tant mieux, n'est-ce pas. Je ne fais rien de différent que n'importe quel autre père, il faut bien que les oisillons quittent le nid sans leur vieux rapace de père pour les retenir. J'ai seulement dû... attendre d'être mis devant le fait accompli pour ça.

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présent qu'Ursus le vivait très directement, il pouvait le dire haut et fort en effet : il n'y avait rien de plus difficile pour n'importe quel parent que de devoir voir ses enfants partir, voler de leurs propres ailes. Une sorte d'égoïsme, certainement, de possessivité déplacée, vous poussait à vouloir les garder avec vous quoi qu'il advienne. Ursus avait pourtant souvent moqué les sentimentaux.

Dans un monde tel que le leur, le sentimentalisme n'était pas une vertu mais bien un fardeau, fardeau qu'il avait lui-même décidé de porter en s'en rendant à peine compte le jour où il avait décidé de ne pas laisser Gwynplaine et la toute petite Dea mourir de froid sous la neige glaçante de décembre et leur avait offert un foyer et, à sa manière, de l'amour. Sa vie avait radicalement changé dès l'instant où ses enfants y étaient entrés, et s'il appréciait sa vie d'avant, celle dont il n'avait pourtant plus qu'un vague souvenir, et aurait sans doute pu s'en contenter éternellement s'il n'avait été question de ses enfants, il ne pouvait que constater que Gwynplaine et Dea avaient changé sa vie de manière radicale, et que cette dernière serait bien vide en leur absence. Mais il ne s'agissait pas de lui. Il ne devait pas s'agir de lui.

-Je doute d'être admis dans les cercles qu'ils fréquenteront à présent, répondit Ursus.

Il était sans doute un peu trop catégorique, mais il ne pensait pas se tromper. S'il ne les avait observés que de loin, il voyait bien quelles dynamiques opéraient chez les puissants, et il ne doutait absolument pas du fait que même si ses enfants le voulaient de tout leur coeur, il ne serait pas le bienvenue au sein de la caste qui les adopterait. Et dans tous les cas, même si ses pensées les accompagneraient toujours, même s'il leur écrirait peut-être, il ne comptait plus demeurer à Paris ou alentours si la seule chose qui le motivait à rester en premier lieu n'était plus. Il ne saurait en être question.

-Et je compte reprendre la route. Sans doute les reverrais-je, peut-être pas. Je peux deviner que c'est difficile à comprendre pour vous, mais en ce qui me concerne, je suis au clair avec ce que sera la suite, pour moi comme pour eux, même si je ne peux prétendre que cela m'enchante entièrement.

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