Pour le pire (David)

La situation ne prenait pas la tournure que Josiane avait envisagée. Ironie du destin. Elle s'était souvent plainte de la morosité d'un quotidien qui manquait cruellement de distraction et de rebondissements, et maintenant qu'on lui adressait, et de main royale, la plus inattendue des surprises, elle la refusait, presque d'un revers de manche, avec un dégoût tout approprié. Elle avait voulu quelque chose, c'est vrai, mais elle n'avait pas voulu ça...

Josiane aimait désobéir tant que cette désobéissance ne la privait pas de ses privilèges, tant que ses accès de dissidence n'avaient pour don que de s'amuser, sans se soucier que cela amuse autrui ou pas. Seulement là, elle ne pouvait pas désobéir, désobéir serait tout perdre, et elle ne le voulait pas.

Qu'elle épouse Gwynplaine ou qu'elle épouse David, la différence n'était pas flagrante pour elle. Dans tous les cas, il s'agissait de mariages qu'elle n'avait pas l'intention de consommer. Mais elle s'était faite une bonne idée du rôle que devait incarner le saltimbanque dans sa vie, et celui qu'il s'appropriait maintenant, et vis-à-vis d'elle qui plus est, lui déplaisait profondément.

Le monstre de foire n'était attirant qu'en amant potentiel. En mari en devenir, il restait, eh bien, un monstre, et la bonne entente qu'elle entretenait avec David se changerait en agaçantes litanies sur des sujets désespérément creux si elle devait être avec l'homme qui rit mais qui ne la faisait plus rire du tout.

Pour la toute première fois depuis les tout débuts de leurs petits arrangements, Josiane regrettait de ne pas avoir épousé plus vite. Cela l'avait amusé de faire mariner leur entourage, de repousser toujours plus loin la date de leurs noces, et elle savait que celui qui était alors son fiancé s'en arrangeait bien de son côté également. Ils avaient en commun un désir de liberté que rien n'avait le droit d'entacher. Mais les limites se dressaient devant elle à présent.

Quoi qu'il advienne à présent, il était évident qu'il fallait qu'ils en discutent, et c'est pour cette raison que la duchesse était venu trouver l'homme qui ne partagerait peut-être pas sa vie, tout compte fait, sans savoir si elle venait lui annoncer la nouvelle ou si un autre s'était chargé de lui en faire le résumé. Elle espérait que la deuxième situation soit la bonne.

"Bonjour, David."

« Tiens donc. Qu’est-ce que tu veux Josiane ? »

Sans surprise, David ne se montra absolument pas agréable en quoi que ce soit. Josiane n’avait pas vraiment attendu une autre réaction de la part de son fiancé (s’il l’était encore). Ils se fréquentaient bien assez pour se connaître, elle savait tout de son tempérament et il connaissait tout du sien. 

Elle comprenait que dans la situation où il se trouvait, il ne devait avoir ni l’envie ni l’intention de se montrer agréable et attentif envers qui que ce soit.

Elle devinait ce que devait être le point de vue de David sur la question. Il devait considérer qu’elle avait déjà choisi son camp. Et en toute logique, elle devrait l’avoir choisi en effet.
 
David n’avait pas envie de renoncer à la fortune qui lui avait été promise, eh bien la duchesse non plus. Elle en profitait déjà jusqu’ici, elle ne voulait rien y changer.

Or, pour la conserver, la solution la plus simple paraissait être de dire oui à l’arrêté royal qui lui avait été adressé, et donc de dire oui à Gwynplaine. Caprice, certainement, Josiane ne le voulait pas. Et ce que Josiane ne voulait pas, Josiane n’avait pas. Ce qu’elle désirait, en revanche, elle faisait ce qu’il fallait pour le conquérir, de gré ou de force.

David avait au fond tort de se montrer si peu affable à son adresse. Elle pourrait se vexer qu’il présume ainsi de sa réaction, même si il ne lui devait rien, et elle encore moins. Mais elle comprenait. Elle espérait qu’il ne ferait tout de même pas grise mine trop longtemps et accepterait de se montrer à son adresse aussi cordial qu’il l’avait été autrefois.

"Te parler, bien sûr", répondit Josiane sur le ton de l’évidence. "Pas sur le pas de ta porte de préférence."

La conversation qu’ils devaient avoir se devait d’être personnelle, et ils devaient se garder d’être surpris par quiconque. Elle savait que les oreilles avaient un peu trop tendance à traîner dans son sillage ces derniers temps. Celles de Barkilphedro, notamment, qui guettait le moindre rebondissement à ses histoires toutes personnelles.

"Que comptes-tu faire ? Te lamenter et rejeter ceux qui sont de ton côté ou prendre le taureau par les cornes, et te débarrasser du problème tant que cela t’est permis ?"

Elle ne pourrait être plus claire sur l’opinion qu’elle s’était faite de la situation.

« Très bien. Discutons.  »

Josiane ne se fit pas prier pour pénétrer chez son hôte et prendre ses aises... ce n'était pas la première fois, loin de là, qu'elle mettait les pieds ici, elle connaissait les lieux comme sa poche, et elle ne se privait pas d'y faire comme chez elle.

Un sourire satisfait s'afficha sur ses lèvres en découvrant David plus enclin à parler à présent. Elle le connaissait. Elle savait combien il était fier, et elle se doutait tout autant du fait que cette situation devait le mettre dans une situation si délicate que son réflexe devait être de refermer la porte à tous. Sans oublier qu'il ne pouvait savoir dans quel camp elle se situait pour sa part. Mais elle comptait bien le rassurer sur ce point.

Ce serait plus simple à présent qu'il paraissait disposé à écouter ce qu'elle avait  à dire.

« Je ne te rejette pas soit dit en passant, mais avoue tout de même que tu t’en sors mieux que moi dans toute cette histoire. »

Elle pouvait le reconnaître, oui, mais elle ne le ferait pas. Bien sûr, elle restait dans sa position pour sa part et ne courait pas le risque de perdre la fortune des Clancharlie. Le nom du mari changeait, pas le trésor sur lequel elle était assise. Mais pour elle, cela faisait toute la différence malgré tout.

Josiane était une calculatrice, et elle n'aimait pas que les choses n'aillent pas dans son sens. Elle aimait avoir le contrôle de la situation autant que des hommes. Ses projets avaient été sabordés de la pire des manières. Elle ne tolérait pas.

Oui, Gwynplaine lui avait plu, sa monstruosité de façade avait parlé à sa monstruosité de coeur. Mais en faire son mari ? Il en était hors de question.

Elle perdait moins dans l'affaire, soit. Mais que dire de sa réputation ? Josiane serait à coup sûr la risée de ses pairs au bras de ce phénomène de foire. Alors peu importe que la perspective la donne gagnante, elle voulait que les choses demeurent comme elles avaient été.

« Quoiqu’il en soit, tu parles comme si tu avais une idée en tête, c’est le cas ? »

Elle hocha la tête. Elle avait toujours l'une ou l'autre idée à l'esprit, et elle ne serait pas venu trouver David sans aucune idée de ce qu'elle voulait ou comptait faire.

"L'affaire est simple. Je ne veux pas épouser Gwynplaine et tu ne veux pas que je l'épouse. Ce que je te suggère, c'est de faire disparaître son ignoble sourire des mémoires aussi vite qu'il y est apparu."

« Oui enfin, à ce qu’on dit, son ignoble sourire ne te dérange pas tellement.  »

Josiane ne chercha même pas à s'excuser ou à contredire le propos de son interlocuteur, elle se contenta de sourire. C'était précisément la monstruosité du sourire de Gwynplaine qui l'avait rendu attirant à ses yeux. Mais elle ne demandait pas à David, ni à qui que ce soit d'ailleurs, de le comprendre.

Elle ne comptait pas avoir honte de cette attirance, ou même s'en cacher... Elle avait trompé son ennui, et elle ne pensait pas que Gwynplaine prendrait cette sorte d'importance dans sa vie. Pour la peine, dès l'instant où on lui avait appris son véritable non, où on lui avait exhorté de l'épouser, il avait perdu toute forme d'attrait à ses yeux.

Dans tous les cas, quelle importance qu'il lui ait plu ou non, jamais elle n'avait eu l'intention de parader à son bras ni de passer plus d'une nuit avec lui (même si elle n'avait en fait jamais passé de nuit avec qui que ce soit, mais il aurait pu être le premier). Et maintenant, il n'était plus rien, plus même un humain, juste une épine à son pied, et qu'il fallait lui retirer.

« Mais bon, si tu veux le faire disparaître, pourquoi pas. Sauf si tu penses à moi pour m’en charger. Là je me verrait dans l’obligation de décliner. »

Il faut croire qu'après tant d'années de fiançailles, David la connaissait encore définitivement bien mal. De tous les hommes au monde qui se trouvaient dans son sillage, il était le seul pour lequel elle sache éprouver un respect sincère. Jamais elle ne lui demanderait de se salir les mains. Et à quoi cela lui servirait-il d'ailleurs. Elle comptait épouser un homme libre et innocent, pas un monstre défiguré ou un assassin de sang froid.

Il y avait bien assez de petites gens sous le nez desquels remuer des fortunes susceptibles de s'acquitter de ces tâches ingrates pour ne pas avoir à s'acquitter par ses propres soins de besognes à ce point infectes.

« Mais je suppose que tu as déjà tout prévu te connaissant, je me trompe ? »

"En effet, j'ai bien cru un instant que tu ne me connaissais plus du tout", répondit Josiane avec un sourire. Elle attrapa les mains de David. "Je regretterais que d'aussi belles mains soient rougies du sang de leur propre frère." Elle marqua une pause. "Je me charge de Gwynplaine. J'attends seulement ton assentiment."

« Je te remercie de ta considération très chère, et je te connais parfaitement bien soit dit en passant. »

David semblait s'être calmé, et Josiane le préférait largement comme cela. Elle appréciait ce qu'il y avait d'impétueux dans son comportement, et elle comprenait qu'il était aux prises avec une colère, un ressentiment, qu'il ne savait pas vraiment comment ni vers qui diriger... C'était assez logique. Elle était dans une bien meilleure situation que lui, elle comprenait que celui qui n'était plus certain d'être son fiancé perde pied et ne sache plus vraiment en qui faire confiance.

Mais c'était passé. Et maintenant, ils devaient rester unis s'ils voulaient abattre leur ennemi commun, au sens propre comme au figuré. Oui, David la connaissait tout de même. En tout cas bien assez pour savoir que la parole qu'elle lui donnait n'était pas à remettre en question. S'il voulait garder sa place, s'il voulait que leurs projets demeurent ce qu'ils avaient toujours été (même s'ils avaient beaucoup trop tardé à les mettre à exécution), alors il était temps de mettre les bouchées double et d'agir pour leur bien commun.

« Il n’est pas mon frère, et je te donne mon assentiment, je te fais confiance. »

Josiane ne chercha pas à contredire David quand il lui assura que Gwynplaine n'était pas son frère. Si seulement, ils n'en seraient pas là. Mais elle comprenait qu'il ne veuille rien avoir à faire avec lui. Et quand on les connaissait un peu, l'un et l'autre (ce qui était le cas de Josiane, donc, par la force des choses, et parce qu'elle l'avait bien voulu), on ne pouvait que constater à quel point ils étaient différents. Mais le sort avait un malin plaisir à lier ceux qui n'avaient en soi rien à faire les uns avec les autres. C'était un constat que Josiane avait fait de longue date, et dont elle s'était longtemps jouée. Avant d'en subir le revers, même si c'était dans des proportions moins grandes que son interlocuteur.

"Je te remercie", répondit-elle avec un fin sourire. Il lui accordait sa confiance, et tant mieux, elle en avait besoin pour ce qui allait suivre. Elle n'avait pas envie de s'engager pleinement dans le processus en marche par ses seuls moyens et sans soutien. ce serait absurde. "Il va être temps d'envisager plus sérieusement de nous marier, j'en ai bien peur", ajouta-t-elle avec légèreté.

Une fois Gwynplaine effacé du tableau, ils n'auraient plus vraiment le choix.

« C’est une évidence. Mais je pense qu’il est encore trop tôt pour lancer les préparatifs. »

Josiane hocha la tête. Elle était forcément du même avis. Dans tous les cas, il leur était impossible de s'engager dans les préparatifs d'un mariage qui n'était plus supposé avoir lieu. Tant qu'elle était engagée à un autre homme (ou plutôt, on l'avait engagée à cet homme, et Josiane trouvait sincèrement cela cruel, et n'estimait définitivement pas avoir mérité une telle punition pour commencer), il lui était bien sûr impossible d'y revenir.

Mais Gwynplaine était un problème qui appartiendrait bien vite au passé, c'était une chose à laquelle Josiane avait la ferme intention de veiller. Fils de Linnaeus Clancharlie ou non, ce jeune homme, si attirant lui avait-il semblé de prime abord, n'avait aucune légitimité à intégrer les hautes sphères de la noblesse, et elle refusait catégoriquement d'être spectatrice de cela par ailleurs. Alors en effet, les préparatifs devraient attendre, mais une fois Gwynplaine disparu, ils ne pourraient plus se permettre de traîner la patte ainsi qu'ils l'avaient fait jusqu'ici.

Ils avaient pris plaisir à retarder toujours l'échéance et à jouir de leurs libertés respectives tant qu'ils ne s'étaient pas passé la bague à doigt. La venue de Gwynplaine sur le devant de la scène les punissait peut-être pour leur oisiveté. Ils s'étaient longtemps pensé au-dessus de leurs obligations... Et ce n'était plus possible à présent. Plus possible du tout.

"En effet, il va falloir avant cela faire à nouveau de toi un fiancé convenable", s'amusa-t-elle à lui répondre dans un fin sourire.[i][/i] "Si je fais de Gwynplaine mon affaire..." Et c'était chose actée, même si elle n'avait bien sûr pas l'intention de se charger de lui personnellement mais d'engager à son service des personnes capables de tenir ce rôle pour elle.  "... je compte sur toi pour redorer ton blason. Il ne faudrait pas que cette erreur de parcours contrecarre pour de bon nos plans initiaux."

Mais Josiane ne le pensait pas réellement en vérité. Gwynplaine disparu du décor, tout reviendrait à la normale, et David n'avait pas à rougir de son comportement ni de ses choix, il s'était toujours montré digne de devenir son époux un jour ou l'autre. Et selon toute vraisemblance, cela finirait effectivement par arriver.

« Et moi qui comptait te dire que j’étais finalement content de devoir t’épouser… je me désole de voir que tu me portes une bien piètre opinion. »

Ce qu'il pouvait être susceptible ! Josiane adorait David. Si elle ne leur aurait pas soupçonné d'atomes crochus au moment où il avait été convenu que tous deux allaient se marier un jour, elle avait appris à sincèrement l'apprécier. Elle lui trouvait du charme, de l'intelligence, de l'esprit. Mais par instant, force lui était tout de même de reconnaître que leurs tempéraments divergents faisaient des étincelles. 

Elle aimait ça, elle n'apprécierait pas qu'ils soient pareil, ou qu'il soit docile et dise amen à tout, mais Josiane était joueuse. Même dans les circonstances les plus chaotiques, elle ne cesserait jamais de l'être, et elle apprécierait, parfois, que l'homme qui deviendrait son époux sache rentrer dans ce même jeu... Enfin... Ce n'était pas bien important. Tant qu'il n'oubliait pas qu'ils étaient du même côté et caressaient l'un et l'autre les mêmes objectifs, tout devrait aller pour le mieux.

Surtout qu'elle le pensait sincère quand il affirmait être au fond heureux de devoir l'épouser. Tout comme elle s'était entièrement accomodée de l'idée de faire de lui son mari. Certes, elle aimait ce jeu-là, de l'incertitude et du recul. Repousser constamment la date de la cérémonie lui avait plu, de même que jouer avec les attentes des uns et des autres, mais les circonstances particulières faisaient qu'elle se sentait finalement prête à inaugurer ce nouveau chapitre de sa vie. Elle en était même impatiente, pour tout dire.

"Et moi je me désole de t'entendre prononcer ces mots", répondit Josiane avec légèreté. "J'ai de toi la plus haute opinion", ajouta-t-elle tout de même pour caresser l'ego de son fiancé dans le sens du poil. 

Elle n'avait aucune envie de le blesser ou de s'en faire un ennemi, loin de là, surtout qu'elle n'avait pas besoin de mentir en cet instant. Elle estimait réellement David, et lui portait une affection singulière, de celle qu'elle adressait à bien peu d'autres. Ce n'était pas du théâtre, qu'elle lui faisait, même si elle avait toujours eu un faible pour le mélodrame.

"Je suis heureuse de devoir t'épouser, crois-le ou non. Et je l'ai toujours été."

Le problème n'avait jamais vraiment été le futur époux, davantage le futur mariage.

Brosser David dans le sens du poil était visiblement efficace, et c'était tant mieux, parce que Josiane préférait le voir afficher ce sourire que de rester bougon sans faire bouger la situation, et elle aimait mieux sentir la caresse de ses doigts contre sa joue qu'un éventuel soufflet non mérité. Et même si elle avait évidemment cherché à flatter l'ego de son fiancé (s'il l'était encore) à dessein, elle n'en était pas moins honnête à son adresse. Elle le pensait véritablement.

Elle était heureuse de lui être fiancée, elle s'était faite à cette idée. Alors, oui, elle aurait préféré en rester à cette phase de prétendue attente, où ils se promettaient l'un à l'autre sans franchir le pas de mariage. Mais s'ils devaient se marier, elle l'acceptait avec phillosophie. Et avec d'autant plus de plaisir qu'ils auront dû manigancer de concert pour permettre à se mariage d'avoir lieu. C'est beaucoup de contrariétés, plus qu'elle n'avait envisagé d'en affronter. Mais qui sait, il était bien possible qu'ils en ressortent plus fort que jamais, et ça, ce n'était pas pour lui déplaire, bien loin de là.

« Je regrette de tout prendre au mot, mais je ne suis ces deniers temps, et tu le comprendras j’en suis sûr, pas de la meilleure humeur qui soit. »

En effet, elle pouvait le comprendre, et elle reconnaissait qu'elle n'avait pas cherché à le ménager non plus de son côté. Dans la situation où il se trouvait, il était assez normal qu'il soit en rogne contre à peu près le monde entier, mais elle était son alliée, c'était un fait avéré à présent, et il constaterait très rapidement qu'elle n'avait pas l'intention d'être autre chose.

Le seul fait d'obtenir des excuses de la part de cet homme qui n'était de toute évidence pas habitué à en adresser très souvent, c'était une chose que la duchesse savait réellement apprécier à sa juste valeur, bien consciente du fait qu'elle bénéficiait à ce titre d'un statut privilégié. Et rien ne lui plaisait davantage que de se sentir privilégiée.

"Tu es tout pardonné. Ta colère est compréhensible, et pour tout dire, elle ne me déplaît pas. J'aurais même tendance à la trouver plutôt attirante, pour ne rien te cacher."

« Attirante, vraiment. Ma foi, c’est plutôt agréable à entendre, je ne te le cache pas. »

Il ne le lui cachait pas, et il n'avait nul besoin de le lui cacher, car elle savait pertinemment qu'il prendrait plaisir à entendre ses mots. Sur ce point (mais ce n'était pas le seul), ils se ressemblaient beaucoup. Ils ne crachaient jamais sur un compliment à leur adresse, et l'intention de la duchesse avait évidemment été de brosser son fiancé (puisqu'elle estimait qu'il l'était toujours en dépit des circonstances) dans le sens du poil. Mais ce n'était pas une épreuve pour elle que de le faire, elle n'avait aucun besoin de forcer son discours.

Josiane avait toujours beaucoup apprécié David, elle l'avait toujours trouvé à son goût, que ce soit de par sa personnalité ou de part son apparence. Pourtant, entre eux, il ne s'était jamais rien passé. D'un autre côté, et contrairement à ce que laissaient suggérer les rumeurs qui couraient au sujet de la plantureuse duchesse d'Aurevilly, il ne s'était jamais rien passé entre elle et qui que ce soit, jamais. Ce qui faisait une différence, concernant David, c'est qu'elle commençait à l'envisager. Les circonstances avaient inversé la tendance.

« Je te retournerai bien le compliment, mais vois-tu, ce serait mentir. Car il n’y pas que ta colère qui est attirante. Je dirai plutôt que ta personnalité toute entière l’est. »

Josiane aurait pu commencer à se vexer, à entendre simplement le début du discours de son interlocuteur, mais elle reconnaissait que le fiancé presque déchu - mais qui ne le serait pas pour autant bien sûr - avait très bien su se rattraper. Il savait y faire.

Elle aimait à penser que ce qu'elle avait de plus insupportables défauts savaient séduire même ceux qui ne savaient pas s'y laisser prendre. Quant au reste de sa personnalité... Josiane n'était pas un cadeau, certes, mais elle savait du moins ce qu'elle voulait, elle savait où elle allait... Et au vu des circonstances, ses pas la menaient où son regard la dirigeait à l'heure actuelle.

Elle sourit légèrement, tout en continuant de soutenir ce regard insistant, qui en deviendrait presque magnétique.

"Ma personnalité, j'en suis certaine..." Elle attrapa les mains de son interlocuteur et les déposa sur ses hanche. "... Et le reste ?"

Josiane ne se donnait pas. Elle donnait toujours l'impression de se donner, et c'était un talent dans lequel elle était passée maîtresse. D'aucunes se morfondraient sans doute de n'avoir jamais connu les plaisirs de la chair à son âge, mais ce n'était certainement pas le cas de Josiane.

D'une part parce qu'elle avait eu tout le loisir de découvrir son corps et son intimité sans le secours d'aucun homme et estimait par conséquent ne rien avoir à apprendre de personne en matière de plaisirs charnelles, d'autre part parce qu'il était satisfaisant d'énumérer les occasions qu'elle avait empêchées.

Elle séduisait sans se donner, et c'était ce qui donnait une grande part d'intérêt à la séduction elle-même.

Mais dans le petit jeu auquel elle jouait avec son fiancé qui ne l'était peut-être plus, il y avait autre chose, qui différait un peu de ce à quoi elle s'était habituée et à quoi elle avait habitué les hommes de son entourage. La situation ayant changé, leur dynamique avait changé également, et alors qu'on lui promettait Gwynplaine au lieu de David pour époux, les rôles s'inversaient, elle avait voulu de Gwynplaine pour amant, et de David pour mari...

Mais si le défiguré devait devenir le mari, alors il fallait que David soit son amant... même s'ils gardaient les cartes en mains. Ils avaient encore les moyens d'empêcher ce mariage. Et ces manigances qui les unissaient à présent n'étaient pas pour lui déplaire non plus. Elles rendaient David plus attirant qu'il ne l'avait jamais été à ses yeux.

« Le reste, chère Duchesse, est absolument plaisant, envoûtant, et désirable. »

Autant d'adjectifs qui lui plaisaient immensément. Des compliments qu'elle avait déjà entendus, mais qui, conjugués, et venus de David, gagnaient une nouvelle saveur, assez particulière, et définitivement plaisante. Autant que le regard qu'il lui adressait, et la manière dont il prenait son menton entre ses doigts. Elle lui adressa un sourire qui en disait évidemment long.

"Qu'aimeriez-vous me faire, ici et maintenant ?" demanda-t-elle en soutenant son regard.

Elle-même ne bougeait pas d'une once. Elle attendait que son potentiel fiancé ou non-fiancé prenne les initiatives, curieuse de savoir quel serait son prochain mouvement, de quelle manière les choses se passeraient alors, sans savoir elle-même jusqu'où elle daignerait aller.

Josiane avait envisagé bien des choses concernant sa relation avec David, mais elle n'avait pas réellement appréhendé les circonstances qui les unissaient à présent, ni les conséquences qui en découlaient finalement. Et elle ne les appréciait pour tout dire que davantage. La duchesse était, en matière de sentiment, un mystère qui voulait être appréhendé comme tel. Si David devait, à coup sûr, devenir son époux, elle n'éprouverait pour lui aucune forme d'attirance, mais la situation donnait à tout ceci un goût particulier.

Ce qui l'avait attirée vers Gwynplaine n'était pas la même chose que ce qui l'attirait à présent vers David, mais cela participait malgré tout de quelque chose d'ancré en elle. Une volonté de transgression, de dépassement, encore attisée par la manière dont David l'observait, la dévorait des yeux. Josiane avait conscience du fait qu'elle était une femme désirable, et elle en avait bien souvent joué, d'ailleurs, mais en cet instant, le jeu prenait une direction bien différente de ses habitudes.

Il se rapprocha d'elle, déposa ses lèvres sur les siennes. Elle laissa faire sans tout de suite lui rendre son baiser pour autant, avec la satisfaction de sentir une nouvelle flamme brûler en l'homme qui de fiancé pourrait bien devenir l'amant. Le premier amant ? Rien n'était encore fait, néanmoins.

« Beaucoup de choses madame, mais j’ai bien peur que la décence m’empêche de les formuler à haute voix… »

"Je n'ai que faire de la décence", répondit Josiane, un fin sourire au coin des lèvres. "Et il n'y a ici que vous et moi." A son tour, elle se rapprocha de lui, et déposa ses lèvres sur les siennes. "Rien de ce que vous pourrez me dire ne sera susceptible de me faire rougir."

Elle était vierge, oui, même si elle s'était forgé une réputation bien différente, en revanche elle était tout sauf pudique ou inculte en la matière. Elle en savait bien assez sur les plaisirs charnels pour pouvoir tout en entendre, et même si elle ne savait pas encore exactement jusqu'où elle se sentait prête à pousser ce petit jeu, elle avait envie de l'entendre prononcer ces mots qu'elle n'aurait pas imaginé s'échapper de ses lèvres.

Leurs petits arrangements et leurs manigances pouvaient bien entendre. C'était bien autre chose qu'elle avait à l'esprit. Et elle tenait à en profiter complètement.

“Pour commencer... j’estime et déplore que vous êtes bien trop vêtue. Alors j’aimerais pouvoir vous débarrasser de toutes ces étoffes, afin de pouvoir vous admirer sans rien pour cacher votre corps et vos courbes voluptueuses et tentatrices.”

A ce petit jeu qu'elle découvrait particulièrement agréable, Josiane commençait à regretter de ne pas s'être livrée plus tôt, mais plus tôt, il n'aurait certainement pas eu la même saveur, il avait fallu ces circonstances particulières pour exciter l'envie et la curiosité de la presque saisissable duchesse.

Car oui, David ne pouvait que lui être plus attirant à présent qu'il ne lui était plus complètement acquis. Certes, Josiane comptait bien faire de Gwynplaine son affaire et se défaire de ce gêneur qui prenait trop de place dans une vie dont il ne devait être selon l'idéal de Josiane qu'une interlude aussi affreuse que divertissante, matinée d'horreur et de jouissance. Fi de Gwynplaine, donc. Mais pour l'heure, il restait un menace. Et donc, pour l'heure, David n'était plus le promis qu'il avait été pour elle tout au long de ces années, et cela ne le rendait que plus désirable.

Car s'il louait ses atouts à elle, lui-même n'en manquait pas réellement non plus. Oui, il était plus âgé, mais il était de ces hommes sur qui l'âge faisait des merveilles, et il n'y avait rien en lui qu'elle ne trouve pas à son goût. Par ailleurs, leurs baisers lui donnaient un très bon avant-goût de ce qu'ils pourraient éventuellement consommer de concert. Etait-ce pour autant qu'elle allait si facilement renoncer à cette virginité qu'elle couvrait comme un trésor précieux tout en ne le laissant savoir à personne, y compris à son interlocuteur ? Ce n'était pas dit. Ce restait un jeu, et Josiane aimait jouer.

"Je me suis mise à nu devant toi de bien des manières, j'imagine que celle-ci n'est jamais qu'une formalité", répondit-elle en s'éloignant d'un pas pour donner à David la meilleure vue du spectacle tout en se débarrassant une à une des nombreuses étoffes qui couvraient ce corps souvent convoité et pourtant rarement dévoilé.

Finalement, elle se retrouva parfaitement nue devant lui, sans la moindre pudeur, convaincue de ce que cette vision évoquerait à son interlocuteur.

"Tout ceci t'appartient." Elle marqua une légère pause. "T'appartiendra", se corrigea-t-elle. "Quand Gwynplaine ne sera plus qu'un lointain souvenir."

C’était sans éprouver l’ombre de la moindre pudeur que la duchesse laissait l’homme qui était son époux contempler son corps mis à nu. Elle distinguait dans ces prunelles qui parcouraient ces formes des émotions qu’elle avait appris à reconnaître chez le sexe opposé, et qu’elle ressentait une certaine satisfaction à savoir évoquer : l’envie, le désir, la concupiscence. Et c’était ce qu’elle voulait.

Le jeu était dangereux, mais comme toujours, Josiane pensait en être maîtresse, maîtresse des circonstances, et maîtresse de ce corps qu’elle avait dévoilé sans aucune once de gêne, et qu’elle était prête à lui céder dorénavant. Mais toujours en son temps et selon ses conditions. Elle l’avait suffisamment gardé des mains des hommes pour ne pas céder à la facilité de trahir ses habitudes maintenant. L’envie n’était pas absente, pourtant, mais certains enjeux méritaient d’être observés avec toute la considération qui s’imposait.

Mais bien sûr, il fallait pour elle s’attendre que, d’autorité, son futur époux réclame plus que son dû. Elle trouvait quelque chose de plaisant à la brutalité du geste, à la manière dont il cherchait à s’imposer à elle, même si elle ne tenait pas à lui céder, pas encore, pas de cette manière, et s’il devait insister malgré tout, si l’impulsion du moment devait se métamorphoser en quelque chose de plus insidieux, les conséquences en seraient par la même, bien différentes. Elle les considérait sur un pied d’égalité. S’il devait cherchait à la dominer au-delà de ce qu’il montrait en cet instant, elle saurait le lui faire regretter de toutes les manières possibles.

« Et si je veux tout ceci maintenant ? »

« Je ne vous interdis pas de le vouloir, c’est absolument naturel », répondit Josiane, qui gardait l’air digne. Elle ne voulait pas s’en laisser conter ni se laisser intimider. Mais elle savait également que s’il le décidait vraiment, il pourrait aisément disposer d’elle sans qu’elle puisse de son côté faire quoi que ce soit pour l’empêcher. « Mais je vous défends de laisser votre impatience brouiller votre jugement. Je vous serai bien moins agréable si je ne suis consentante », ajouta-t-elle avec autant de fermeté qu’elle en était capable. « Je tiens seulement à ce que les choses soient faites en leur temps. »

A ses yeux, ce n’était pas du chantage, même si ça y ressemblait fortement, davantage une garantie, elle ne voulait se donner qu’à son fiancé, telle que la situation se présentait, et pour que David devienne son amant, il fallait aussi qu’il soit bel et bien son futur époux. Ce qu’il avait cessé d’être officiellement. Et continuerait de ne pas être tant que Gwynplaine Girardet vivrait.