Le retour du fils prodige (Gillenormand et Marius)

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illenormand ne parvenait pas à fermer l'oeil. Il était sans nouvelles de Marius, et cela l'angoissait terriblement. Bien sûr, il était assez courant que son petit-fils s'absente du domicile familial, et lui et Cosette étaient libres d'aller et venir à leur guise quoi qu'il en soit, il ne comptait pas avoir son mot à dire. Mais il ne pouvait pas se convaincre, cette nuit, que Marius n'était pas en danger, et qu'il lui reviendrait sain et sauf. Parce que Cosette n'était pas avec lui, et Gillenormand savait pertinemment ce qui se passait actuellement au coeur de Paris. L'insurrection, les jeunes révolutionnaires, les barricades, les forces armées destinées à les réduire au silence... Le vieil homme avait été tenté de se rendre immédiatement sur place afin d'essayer d'y retrouver Marius, mais quel pouvoir aurait-il eu sur la situation ? Marius, avec un peu de chance, n'était même pas là-bas, et s'il l'était, il était fort à parier qu'il ne l'écouterait pas... Là-bas, Gillenormand ne ferait pas de vieux os... mais quelle angoisse de l'attendre... Il venait à peine de retrouver Marius, il ne pouvait accepter de le perdre, encore moins dans ces circonstances.

Alors Gillenormand attendait, faisait les cent pas, se rongeait les sangs. Il ne consentirait à se reposer que dès lors que Marius lui reviendrait. Pour peu qu'il lui revienne. Et en vie. Il attendait. Les heures défilaient, il n'avait aucune nouvelle du déroulé des événements à l'extérieur. Impossible pour lui de savoir ce qui se passait exactement ni quelles seraient les conséquences pour la vie parisienne, pour les deux camps. Son âme de royaliste ne réussirait pas, cette nuit, à se réjouir d'une offensive si rapidement tue et étouffée dans l'oeuf. Pas si le prix à payer devait en être une vie si longtemps éloignée de la sienne. Un petit-fils, que dis-je un fils qu'il avait encore peine à apprivoiser de nouveau. %Il ne pouvait pas, il ne pouvait pas.

Les heures défilèrent, cruelles, insupportables. Puis l'on frappa à la porte. Gillenormand se précipita vers l'entrée, aussi vite que ses vieux os lui permettaient de le faire, et dut faire la terrible analyse d'une situation qui le dépassait. Marius avait été conduit jusqu'au salon où on l'avait allongé, et l'on s'appliquait maintenant à le nettoyer. Et il y avait cet homme avec lui... que Gillenormand n'avait jamais vu.

-Marius, mon Dieu...

Le premier réflexe de Gillenormand fut de se précipiter vers Marius. Qu'importe l'état de saleté avancé du jeune homme, il pressa sa main dans la sienne et fut soulagé de constater qu'il respirait. Faiblement, certes, mais il respirait tout de même. Les larmes montèrent aux yeux.

-Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il en levant le regard vers l'homme qui avait semble-t-il conduit le corps inerte de Marius jusqu'ici.

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es paroles de l'inconnu arrachèrent le coeur du vieillard, même s'il ne s'étonnait pas réellement de ce qu'il apprenait. Au fond de lui, il l'avait su. Pour Cosette, Marius pouvait accepter de faire un pas vers lui, mais il serait toujours en revanche incapable d'abandonner ses velléités révolutionnaires, par conviction certes, mais aussi parce qu'il estimerait sans doute s'acquitter d'une dette quelconque envers son défunt père. Gillenormand avait tremblé pour Marius dès les premiers coups de feu, oui, même si rien ne li avait assuré qu'il s'était joint aux barricades. Marius avait failli perdre la vie, abandonner son épouse à des idéaux dangereux et qui auraient bien pu lui coûter la vie.

Gillenormand serait certainement mort de colère s'il n'était pas si inquiet pour son petit-fils. Certes, il semblait y avoir plus de peur que de mal, et le jeune homme semblait devoir s'en remettre, mais tant qu'il ne serait pas remis sur pied, tant que Gillenormand n'aurait pas l'occasion de parler en personne à Marius, il serait bien incapable de se sentir totalement rassuré. Et Cosette, la pauvre Cosette... Quand elle allait découvrir ce qui se tramait ici, il gageait qu'elle aussi en aurait le coeur brisé, pour une raison qui n'était pas si différente de celles qu'il invoquait lui-même. Une boucherie, le terme était violent, mais Gillenormand sentait que son interlocuteur n'exagérait rien, et que l'image, bien que forte, n'était pas de trop pour exprimer ce qui s'était passé. C'était visiblement un miracle que Marius en soit ressorti entier.. Un miracle qu'il soit en vie, une bénédiction que cet homme se soit trouvé sur son chemin.

-Je ne vous remercierai jamais assez de me l'avoir rendu, répondit Gillenormand, de la reconnaissance plein la voix, d'un ton chargé d'émotions. Il n'avait pas la moindre idée de qui était cet homme, mais ce qu'il savait, en revanche, c'est que sans lui, il n'aurait sans doute jamais revu Marius. Cette pensée aurait été insupportable. Il n'aurait jamais été question pour Gillenormand de survivre à Marius. En revanche, il fallait que Marius lui survive, c'était tout ce qu'il pouvait bien désirer. Permettez-moi de vous offrir le gîte et le couvert, et des vêtements propres. Et une toilette adéquate, ce ne serait pas du luxe. Pour ce soir au moins. Vous êtes ici chez vous. Et bien sûr, je saurais récompenser dignement votre courage.

La vie de Marius valait à ses yeux tout l'or du monde, alors l'homme qui lui faisait face pouvait parfaitement lui demander tout ce qu'il voulait. Aucun prix ne lui paraîtrait exorbitant en comparaison de la vie du jeune homme qu'il considérait comme s'il était son fils. Cet homme était un sauveur, un héros, et il méritait d'être considéré comme tel.

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a réponse de l'homme intrigua la vieillard. Il ne comprenait pas. Pour lui, il était évident que l'homme qui avait sauvé son petit-fils accepterait l'hospitalité qu'il lui offrait de si bon coeur, si ce n'est le dédommagement qu'il se proposait de lui accorder de bonne grâce. Il était pour le moins désarmé face à une telle réaction. Peut-être était-ce une impression de sa part, mais il avait le sentiment que l'homme était impatient de s'en aller. Peut-être avait-il envie de rentrer chez lui et de se retrouver seul avec lui-même après avoir été confronté à l'horreur des barricades ? Si tel devait être le cas, Gillenormand pourrait difficilement le lui reprocher, force lui était de le reconnaître. Car il était difficile de savoir quelle réaction était appropriée dans des circonstances si grave. Mais il n'avait pas le coeur de le laisser repartir : pas dans un état si déplorable... pas alors que l'homme était, manifestement, épuisé, sale et bouleversé. Il avait sauvé la vie de Marius ! Comment pourrait-il le laisser partir sans jamais chercher à le retrouver ? Non, c'était impossible.

Non, il n'avait pas fait que son devoir. D'aucuns affirmeraient peut-être que sauver une vie en danger était la moindre des choses dans ces circonstances, mais il y avait eu tant de vies à épargner ? Pourquoi celle de Marius ? Sans oublier le fait que la loi, l'ordre, l'autorité suprême, exigeait de réduire ces jeunes protestataires au silence. Tout le monde avait su que l'insurrection dont l'organisation se murmurait de toutes parts serait un véritable bain de sang. Tout le monde l'avait su, et tout le monde l'avait également accepté. Le vieillard le premier... Il aurait même été prêt à crier "bon débarras" à l'adresse de tous ces jeunes idéalistes opposés à la royauté qui lui était si chère si son si précieux Marius n'en avait pas été, s'il n'avait pas eu si peur d'être séparé de lui pour de bon.

-Je suis dans l'obligation d'insisiter, monsieur. Je ne peux en aucun cas vous laisser repartir dans cet état, ce serait criminel. Autorisez-moi seulement de rester le temps de vous remettre de ces émotions. Et je suis certain que Marius voudra connaître le visage et le nom de l'homme qui l'a sauvé. Moi aussi d'ailleurs... N'imaginez pas un seul instant que vous m'importunez, c'est tout l'inverse. Vous êtes mon héros en plus de mon invité ce soir. Permettez-moi au moins de vous retenir quelques heures. Ensuite, si c'est vraiment ce que vous désirez, je ferai atteler une diligence pour vous ramener chez vous.

Il ne comptait pas lâcher l'affaire, il ne comprenait pas le moins du monde ce qui pouvait être à l'origine de tant de réticences de la part de son interlocuteur.

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illenormand avait bien du mal à comprendre les réticences de son interlocuteur, à vrai dire. Il pouvait comprendre l'humilité, et même l'admirer, mais dans une moyenne mesure seulement. Il trouverait presque insultant que son interlocuteur lui refuse sa gratitude et son hospitalité, comme s'il ne lui laissait pas le loisir de le remercier de lui avoir rendu ce qu'il avait de plus précieux au monde. Cet homme ne comprenait peut-être pas. Si l'on avait frappé à sa porte cette nuit pour lui apprendre que son fils, son Marius, avait été assassiné sur les barricades, il serait sans doute devenu fou.

Sa vie de vieillard, qui avait déjà eu bien peu de sens avant le retour de son petit-fils, se serait réduite à rien. Enfin si, il aurait eu Cosette. Il ne se serait pas laissé dépérir pour elle, il aurait veillé sur elle comme si elle était sa fille, en mémoire de Marius, mais plus rien n'aurait jamais été pareil. Cet homme lui avait permis d'éviter une horreur à laquelle il n'aurait tout simplement pas été capable de faire face. Il aurait bien trop souffert de la disparition de Marius. Oui, vraiment, cet homme ne devait pas réaliser tout ce qu'il avait fait pour lui. Peut-être n'avait-il pas d'enfant ? S'il en avait, il comprendrait forcément, ce n'était pas possible autrement.

L'homme consentit au moins à rester un peu. Ce n'était pas assez encore, mais c'était déjà une petite victoire pour Gillenormand, qui escomptait bien en obtenir davantage à force d'insistance. Il était bien possible que cet homme soit encore sous le choc de ce qu'il avait vu et expérimenté et ne soit pas capable de réfléchir posément à ce qu'il disait. Mais le vieil homme lui remettrait les idées sans plus tarder, c'était primordial.

Malgré tout, l'homme y mit une condition. Une condition que Gillenormand ne comprenait pas. Il refusait que Marius voie son visage. Qu'il ait agi pour le salut de son âme, que ses motivations aient été en partie égoïstes, cela lui était au fond bien égal, ce qu'il retenait, c'est que son petit-fils ne serait sans doute plus en vie si l'homme n'était pas intervenu. Il avait sauvé une vie cette nuit, une vie exceptionnelle. S'il cherchait bel et bien à sauver son âme, alors pour Gillenormand, c'était largement réussi...

-Comme vous voudrez, soupira Gillenormand. En vérité, il n'avait pas vraiment dit son dernier mot, mais il comprenait bien que, pour le moment, il était préférable de ne pas insister, il serait toujours temps de revenir à la charge plus tard, quand son interlocuteur serait remis de ses émotions. Nous avons une salle d'eau à l'étage, je vais vous faire porter des vêtements propres et nous faire préparer une collation. Une fois le repas achevé, vous ferez comme bon vous semble, lui assura-t-il en ne le pensant qu'à moitié. Et j'insiste tout de même pour connaître votre nom. Je vous promets de ne le répéter à personne.

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illenormand se sentit, à vrai dire, un peu vexé quand son interlocuteur lui répondit qu'il osait espérer lui faire confiance. On pouvait admettre qu'il était justifié de la part de son invité de se méfier, mais Gillenormand, engoncé dans son rôle et dans ses usages, y voyait une forme de manque de respect, il était prêt à lui offrir le gîte, le couvert, en plus de toute la gratitude qui soit au monde, et en échange, il recevait toute la défiance de son interlocuteur.

Ceci dit, il faisait le choix de ne pas s'en formaliser, il allait mettre cela sur le compte du fait que l'homme devait être épuisé, affamé, et en état de stress... sans oublier que s'il revenait des barricades, ils n'appartenaient techniquement pas au même camp. Ce qu'il tenait à retenir et à ne surtout pas oublier, c'était que cet homme lui avait rendu Marius, son Marius, sans qui il n'aurait pas trouvé de raisons de traîner encore sa vieille carcasse à travers les âges... quoi qu'il aurait peut-être pu faire cet effort pour Cosette, pour que la jeune femme, veuve et désoeuvrée, ne se retrouve pas livrée à elle-même.

L'homme se nommait donc Jean Valjean. C'était un nom que Gillenormand prendrait la peine de retenir et de ne surtout pas oublier. L'ancien forçat avait de la chance. Ce seul nom ne risquait pas de changer la perception que Gillenormand avait pour le moment de lui, et pour cause, il n'avait aucune idée du passé de cet homme, il n'avait jamais entendu parler de lui, et ne s'imaginait certainement pas le passé criminel de son interlocuteur. Il continuait de voir en lui une bonne âme... mais tout de même très farouche, qui semblait rejeter d'un revers de main presque tous ses efforts d'hospitalité et de bienveillance, ce qui devenait presque irritant pour lui, qui ne demandait qu'à remercier comme il se devait l'homme qui lui avait rendu son fils.

-S'il vous plaît, votre obstination à refuser le moindre de mes égards finirait par passer pour de l'irrespect, répondit Gillenormand d'un ton certes aimable, mais qui ne dissimulait pas le fait que c'était une chose qu'il pensait réellement.

Il y avait plus urgent, en effet, que de se vexer pour si peu, mais c'était l'histoire de sa vie, chaque fois qu'il tendait la main, on le rejetait, et dire qu'il ne le vivait pas forcément bien serait un euphémisme.

-Dans l'état où se trouve Marius à présent, il a plus besoin de repos que de ma présence.

C'est ce qu'il pensait, mais il se sentait presque attaqué aussi dans la manière dont il s'occupait de son petit-fils. Alors, c'était à raison, car il était loin d'avoir été un grand-père exemplaire pour Marius. Mais à ce jour, c'était un reproche qu'on ne pouvait plus lui faire.

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illenormand avait vraiment le sentiment que son interlocuteur cherchait à fuir, et il ne tolérait pas cette idée, il ne tolérait pas de laisser disparaître l'homme qui avait fait tant pour son petit-fils. S'il n'était pas là, Marius serait mort. C'était une chose terrible à penser, mais c'était la plus stricte vérité, et il avait une terrible inquiétude à cette seule perspective. Il fallait qu'il gagne la confiance de cet homme sur la réserve, il fallait qu'il gagne la confiance de cet homme, afin de s'assurer de pouvoir le remercier comme il se devait. Avec ce qu'il avait fait pour lui, le jeune homme méritait sa reconnaissance éternelle, et il avait bien l'intention de la lui accorder, que l'homme la veuille ou non.

Oui, bien sûr, il était important qu'il soit auprès de Marius, mais la gouvernante prenait soin de lui et il était, pour l'heure, inconscient, il lui semblait tout aussi normal, naturel, de s'intéresser à son interlocuteur et de s'assurer que lui aussi aille bien. Si c'était Marius qui lui était revenu dans le plus piteux des états, l'homme aussi avait dû affronter bien des épreuves avant de se retrouver ici, en témoignait l'état dans lequel il se trouvait, il était donc absolument normal de s'intéresser à lui et d'insister.

Petit à petit, Luc avait le sentiment que l'homme baissait la garde et qu'il parvenait à percer ses défenses. Ce n'était pas gagné du tout, mais il acceptait au moins de lui concéder le geste le plus naturel qu'il lui avait accordé. Il acceptait de se rendre dans la salle d'eau. Il hocha la tête. Il était ravi qu'il lui accorde cette concession. Après ça, il comptait faire en sorte qu'il accepte d'autres faveurs de sa part. En tout cas, il était convaincu qu'une fois propre et relus de ses émotions, il accepterait d'y voir plus clair aussi.

-Tout à fait, laissez-moi vous y conduire, affirma-t-il avec un grand sourire.

Avant de le mener d'un pas lent, parce qu'il faisait tout d'un pas lent, dorénavant (la vieillesse), il le conduisit jusqu'en eau des escaliers et le conduisit dans la salle d'eau.

-Installez-vous, prenez vos aises, notre gouvernante va vous faire porter du linge et des vêtements propres. Revenez me voir dès que vous en aurez fini, je serai auprès de Marius.

Très mauvaise idée de sa part que de décider de le laisser seul. Certes, il comptait revenir auprès de son petit-fils dans tous les cas, il voulait s'assurer qu'il allait bien et qu'il respirait encore. Mais oui, il donnait ainsi au sauveur de Marius une occasion en or de fuir, ce qu'il cherchait à faire depuis l'instant où il s'était retrouvé là.

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