On reconnaît aisément ses pairs, mais ils ne sont pas toujours compères | Ursus & Clopin

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haque jour était plus incertain que le précédent. Pour le moment, Ursus n’accusait pas encore les conséquences directes des derniers événements, mais il en subissait tout de même les aléas. Il n’avait jamais voulu grand-chose dans la vie, du moins jusqu’au jour où il avait trouvé Dea et Gwynplaine, transi de froid, à l’entrée de sa roulotte. Sans s’estimer épicurien, il vivait néanmoins au jour le jour, et se laissait porter par le courant. Il vivait, il ne cherchait pas le bonheur, qui était à ses yeux un objectif totalement vain de toute manière. Mais il avait adopté ces deux enfants surgis de nulle part, et dès l’instant où ils étaient entrés avec fracas dans son existence, tout avait changé. Il s’était surpris à chercher le bonheur. Pas le sien, ça non, mais celui de Gwynplaine, celui de Dea… et pourtant, il ne les avait jamais vus si malheureux.

Et s’il était simple d’accuser les circonstances, il se reprochait tout de même son attitude vis-à-vis de tout ça. Quand Gwynplaine avait fait la lumière sur ses origines, il aurait dû, mieux que l’avertir, le retenir, le convaincre par-dessus tout de ne pas accepter cet héritage providentiel qui à coup sûr causerait sa presse. En fait, dès l’instant où la duchesse s’était intéressée au spectacle de l’Homme qui rit, il aurait dû, plus que mettre en garde son fils de cœur, le persuader de ne pas céder au chant de la riche sirène. Il aurait dû plier bagage, obliger ses enfants à quitter à Paris avec lui, sans leur laisser aucune liberté de choix. Mais voilà, il l’avait fait, il s’était convaincu du fait qu’il était possible pour eux de vivre heureux. Parce que sans lui, ils pourraient l’être, riches ils pourraient l’être, mais pas comme ça.

Voilà maintenant que Gwynplaine allait tout à coup devenir un Clancharlie, voilà tout à coup qu’il allait épouser la duchesse qui l’avait eu dans le collimateur dès le premier jour. Et la pauvre Dea, douce, innocente Dea, malheureuse comme les pierres. Ursus pourrait prétendre, comme à son habitude, que le destin d’autrui ne l’intéressait plus, qu’il ne lui restait plus qu’à convaincre Dea de partir et de courir à nouveau les routes avec Homo. Mais non, il restait à Paris, sans objectif précis, mais l’espoir simple, l’espoir fou que rester à proximité lui rendrait Gwynplaine… pourtant, ils ne tiendraient plus longtemps ainsi. Leurs ressources s’amenuisaient de jour en jour faute de nouveau spectacle, et à ce rythme-là, ils se retrouveraient sur la paille, sans plus rien à se mettre sous la dent.

Ce fut dans cet état d’errance et de désoeuvrement que sa route rencontra celle de Clopin, chef des gitans, concurrent parfois déloyal, ami à l’occasion. Tout dépendait.

-Pour attirer toujours les foules, encore faudrait-il qu’il y ait encore un spectacle, répondit Ursus d’un ton bourru, conscient que sa réponse satisferait peut-être son interlocuteur.

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e sourire qui décorait les lèvres de Clopin n'échappa pas à Ursus. Il pourrait difficilement affirmer qu'il appréciait véritablement cela, mais en même temps, il se voyait mal le reprocher à son interlocuteur, au sens où c'était de toute façon de bonne guerre. Ursus n'avait pas le loisir de se réjouir du malheur des autres (et pour cause, il n'était pas dans sa nature de se réjouir tout court), mais il pouvait comprendre que l'on s'en satisfasse en certaines circonstances. Le spectacle de L'Homme qui rit ne faisait plus concurrence à Clopin et au reste des saltimbanques qui gagnaient eux aussi leur pain grâce au spectacle de rue (entre autres, il n'y avait pas que cela non plus), alors évidemment, il pouvait évidemment s'en satisfaire.

-Il n'y a plus d'affaires, répondit Ursus, toujours sur le même ton. Gwynplaine est parti.

Ce n'était pas exactement vrai... Enfin, globalement, ça l'était quand même. Ce n'était pas que les affaires battaient de l'aile en soi, L'Homme qui rit avait fait un sacré chiffre jusqu'à sa dernière représentation. Mais voilà, il n'y avait plus de représentation, il n'y en aurait plus. Certes, Gwynplaine n'était pas encore parti, il n'avait pas encore rejoint sa... vraie famille, en quelque sorte, mais ça ne saurait tarder, alors on lui reprocherait certainement cet écart de conjugaison.

-Et je vais partir bientôt, sans doute.

Pour le moment, il attendait, il voulait s'assurer que Gwynplaine et Dea trouveraient leur place. Il ne fallait pas que malheur leur arrive dès l'instant où ils côtoieraient la haute et en feraient même partie (car pour l'heure, Ursus était convaincu que Dea pourrait rejoindre Gwynplaine, sans avoir conscience du fait que cela ne dépendait pas d'eux, ni d'Ursus, ni de Gwynplaine, en fin de compte). Mais une fois que ce serait chose faite, il reprendrait la route, seul cette fois, ou du moins en compagnie d'Homo, son loup. C'est ainsi qu'il avait toujours vécu avant que Gwynplaine ne vienne frapper à sa porte, Dea entre ses bras, transis de froid. C'était il y a une éternité... parfois, il songeait que c'était une autre vie... mais elle redeviendrait sa vie, voilà tout. Il le faudrait bien. Son sort ne pouvait qu'être lié à celui de ses enfants pour un court instant. Et cet instant était passé, voilà tout.

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es gamins, ça volait de leurs propres ailes un jour ou l'autre, oui, Ursus le savait, et il pensait être typiquement le genre de père-oiseau qui poussait justement ses oisillons hors du nid. Mais il était aussi le genre de père-oiseau contradictoire qui passait tout son temps à dire qu'il était bien mieux tout seul et qui était en même temps bien incapable de songer à ce que serait sa vie sans Gwynplaine et Dea.

Il avait vécu seul très longtemps, exception faite de son loup, il avait cru que ça durerait, ses enfants avaient tout chamboulé, et maintenant, le père-oiseau, s'il n'y prenait pas garde, pourrait même devenir une maman poule. Mais il était hors de question que ça arrive. S'il était une chose dont il ne voulait surtout pas priver Dea et Gwynplaine, c'était de leur liberté, don qu'il estimait nécessaire et précieux... malheureusement, il n'était pas certain qu'en quittant leur nid, ce soit la liberté que ses chers oisillons trouvent en chemin. Ce n'était pas à lui de le décider, ce n'était pas à lui d'en juger.

Pour ce qui était de faire de la scène. Il pourrait bien, mais ça ne l'intéressait plus, même plus du tout. Il ne s'était jamais considéré comme dramaturge pour sa part, avant que Gwynplaine ne choisisse lui-même de se mettre en scène et change par conséquent la donne. Alors non, il ne voyait pas l'intérêt de poursuivre sur cette voie, d'autant qu'il ne recherchait ni le succès, ni les feux de la rampe. Le moment venu, il se contenterait de reprendre la route. C'était déjà décidé, c'était déjà acté. Il aurait simplement voulu le faire en partant sereinement, sans s'inquiéter de ce que serait le sort de ses deux enfants.

-Non, en effet, ce n'est pas si grave, répondit-il de son ton habituellement bougon, il pourrait bien rentrer dans les détails de ce qui le perturbait, mais il choisissait sciemment de ne pas le faire. Il marqua une pause. Je n'ai pas l'intention de continuer d'écrire, je l'ai dit, je vais reprendre la route. Cette ville n'a jamais été vraiment faite pour moi de toute façon.

Pour mille raisons, mais une fois encore, il ne se voyait pas les exposer à Clopin.

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a décision d'Ursus était prise. Il pouvait donner l'impression du contraire, car il avait beau prétendre vouloir reprendre la route, il était toujours là, mais il attendait le moment. Celui où il serait assuré que le destin de Gwynplaine était définitivement décidé. Quand il le saurait installé, quand il aurait l'assurance que son fils n'aurait plus besoin de lui (encore qu'il n'avait plus besoin de lui depuis un moment déjà, en réalité), alors ce serait une autre affaire. Et en ce qui concernait Déa...

Ursus n'appréciait pas entendre son interlocuteur parler d'elle. Il faisait sans doute uniquement preuve de curiosité, mais Ursus n'appréciait pas qu'aucun homme porte trop d'intérêt à sa fille de coeur. Pas qu'il veuille la priver de se rapprocher de quiconque du sexe opposé, mais il savait bien que, dans leur milieu certainement, mais dans de nombreux autres aussi, tout cruel soit ce constat, elle serait considérée comme une cible idéale. Déa était belle, Déa était innocente, Déa était aveugle, il n'aimait pas qu'un homme dont il doutait clairement des moeurs porte trop d'intention à la jeune femme. Pour autant, il le lui concédait, la question de Déa était importante, et jusqu'ici, il n'avait parlé que de Gwynplaine. Pour une raison évidente. A ses yeux, Gwynplaine n'allait pas sans Dea, et Dea n'allait pas sans Gwynplaine.

-La place de Dea est auprès de Gwynplaine.

Et Ursus faisait en cet instant preuve d'une naïveté certaine, à croire, à s'imaginer que Gwynplaine pourrait exiger que Dea demeure à son côté une fois son héritage accepté. Tous les titres et toute la fortune qu'il obtiendrait ne lui conférerait aucune forme d'autorité. Et certainement aucun droit de décider de son avenir sentimental. C'était une chose qu'il n'avait pas encore apprise. Et quand il l'apprendrait, ce serait sans doute déà trop tard... Quand bien même Ursus n'abandonnerait jamais Dea sans s'être assuré au préalable que rien de mal ne lui arriverait. Il avait beau considérer que ses enfants avaient l'âge de prendre leur envol, ce n'est pas pour autant qu'il n'éprouvait pas, dans le fond, le désir de la garder encore un peu au creux d'un nid qui s'était façonné sans même qu'il s'en rende compte.

-Mais je ne vois pas en quoi son sort t'intéresse, ajouta-t-il alors, évidemment réfractaire à cette seule hypothèse.

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n vérité, et contrairement à ce que Clopin pouvait bien affirmer en réalité, Ursus était de ces hommes à qui l'on pouvait finalement tout dire... Il fallait simplement s'attendre à ce que sa réaction ne soit jamais dramatique ou enjouée, c'est tout. Ursus ne prenait pas les choses mal, du moins pas selon son point de vue. Seulement à travers le prisme certain d'un pessimisme qu'il ne pouvait nier. Si cela décourageait le saltimbanque de lui parler, Ursus en serait, à dire vrai, ravi, mais l'homme ne semblait pas vouloir s'arrêter là et avait manifestement l'intention de lui tenir la jambe encore un peu.

Ursus s'en serait bien passé, mais au fond, quelle importance. Peu importe ce qu'il pourrait bien dire à son interlocuteur ou ce que son interlocuteur pourrait bien lui demander, bientôt leurs vies seraient bien assez éloignées pour que leurs chemins n'aient plus jamais à se recroiser, aussi cela n'avait-il au final qu'une bien maigre importance. Il avait l'intention de ne rien dire, quitte à opposer à Clopin un silence qui le ferait encore davantage passer pour le rabat-joie quil était effectivement dans tous les cas. Mais Clopin reprit la parole. Peu importe ce qui motivait sa curiosité, en réalité, cette dernière finissait par singulièrement ennuyer Ursus, mais au lieu de l'envoyer balader - du moins selon ses standards, parce qu'il donnait généralement le sentiment d'envoyer balader tout le monde même quand il s'exprimait avec ce qu'il considérait être une certaine neutralité -, il choisit de répondre à cette question.

-J'imagine. S'ils ne le font pas, j'aurais définitivement élevé deux imbéciles, répondit-il donc.

Parce que même s'ils avaient grandi ensemble et que cela apparaîtrait au regard de beaucoup comme une situation foncièrement incestueuse, leur amour et ce qu'ils s'apportaient l'un à l'autre était une évidence, et une évidence rassurante pour Ursus. Maintenant que Gwynplaine avait la fortune et la situation, pouvait promettre à Dea la vie qu'il n'avait jamais pensé pouvoir lui offrir, ses hésitations n'avaient plus lieu d'être, alors il était logique qu'il l'épouse. Sauf qu'ils n'étaient pas tant décisionnaires de tout cela que ne se l'imaginait Ursus. Loin d'imaginer que la duchesse - encore elle - allait compromettre cette possibilité, moins au fait de ce que le monde dans lequel allait évoluer son fils qu'il ne le voudrait, quand bien même il s'en défiait ne serait-ce que par principe.

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rsus ne releva pas la remarque de son interlocuteur, pas plus que son inexactitude, qui relèverait du pinaillage inutile. Car Dea et Gwynplaine ne portaient pas légalement son nom, Ursus les avait pris sous son aile, mais jamais il ne les avait adoptés officiellement. Gwynplaine tout comme Dea n'avaient pas de nom... Ou pas de nom connu, jusqu'à récemment. Car oui, quant ils se marieraient, ils ne porteraient plus son nom, non.
Et même s'il faisait mine que cela ne le touchait pas, cette pensée lui faisait du mal, en vérité, même si ça valait certainement mieux.

Il romprait aussi bien directement que symboliquement les liens, et ainsi, ses enfants - qui ne seraient donc plus ses enfants, ni officieusement, ni officiellement - pourraient librement voler de leurs propres ailes. Bientôt, Gwynplaine ne s'appellerait plus Girardet mais Clancharlie. Et donc, si Dea l'épousait, ce serait son nom à elle aussi. Fallait-il expliquer tout cela à son interlocuteur ? Non, bien sûr que non. Déjà, il n'avait aucune raison de lui parler d'éventuelles épousailles entre ses deux enfants de coeur. Ca ne regardait absolument pas son interlocuteur.

Pour ce qui était du fond de la remarque, à savoir qu'ils avaient beau être du même sang, Gwynplaine et Dea avaient été élevés ensemble et devraient sans doute se considérer comme des frère et soeur, il n'en avait cure. Ursus avait vu leur amour naître, grandir, s'épanouir. Les deux se complétaient avec évidence, personne ne saurait mieux révéler à Gwynplaine la beauté qu'il ignorait posséder que Dea, et persionne ne saurait jamais mieux lire une âme que Dea le faisait avec Gwynplaine, en dépit de son incapacité à voir.

-Que tu le prennes mal ou pas, ça m'est fichtrement égal, grommela-t-il. Mais j'aimerais bien te voir essayer, ceci dit.

Même s'il ne serait pas là pour voir ça, car si le saltimbanque ne bénéficierait très clairement pas d'une invitation, le dramaturge non plus. Il n'avait pas sa place au sein du nouveau monde où évolueraient Dea et Gwynplaine, n'en déplaise aux principaux concerné. Il n'aurait rien à faire là, pas plus que son interlocuteur. Les deux jeunes gens allaient évoluer dans des sphères bien différentes, bientôt. Des sphères qui répugnaient quelque peu Ursus, mais du moment qu'ils y trouvaient le bonheur - et le bonheur passe souvent par la fortune, qu'on le veuille ou non -, il saurait s'en satisfaire.

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rsus n'avait aucun sens de l'humour, c'était une chose que son interlocuteur ne lui apprenait absolument pas. Et ça n'avait rien à voir avec le fait que l'humour de Clopin était objectivement bon ou non. Non, rien ne faisait rire Ursus, et il aimait à répéter que rien n'était susceptible de le faire pleurer non plus. Constamment taciturne, il n'attendait ni de la vie ni des autres une bonne tranche de rigolade, et surtout, ce n'était pas sous le prétexte que Clopin affirmait faire de l'humour sur un sujet de toute évidence sensible que le saltimbanque allait soudainement rire à gorge déployée.

Pour ce qui était de se retrouver seul, il ne s'en étonnait pas non plus, et d'ailleurs, c'est ce qu'il avait recherché presque toute sa vie. L'homme bourru n'avait jamais toléré la présence de personne de sa vie et ne s'en était jamais plaint. Il avait de l'humain en général une vision tout à fait négative et nauséabonde qui ne le poussait pas vraiment à se mêler au commun de mortel. Mépris de sa part ? Même pas, car Ursus n'avait pas une si haute opinion de lui-même non plus. D'aucuns affirmaient qu'il valait mieux être seul que mal accompagné, et Ursus était de cet avis, tout simplement. Et en ce qui le concernait, il était d'avis que du moment qu'on était accompagné, on l'était mal.

A deux exceptions près, évidemment. Mais au fond, et même s'il les avait retenus le plus longtemps possible, Ursus ne s'était jamais leurré non plus. Il savait bien que Gwynplaine et Dea ne pouvaient qu'être de passage dans leur vie. Et ce temps était achevé. Oui, bien sûr que ça faisait mal, mais c'était ainsi. Et puisqu'il serait sans eux, il serait de nouveau seul, et ce serait très bien ainsi, en fin de compte. Il ne voulait dépendre de personne ni compter sur personne. Il aurait simplement voulu être sûr que ses enfants ne risquaient rien dans la vie qui serait à présent la leur.

-Tant mieux, c'est exactement le but de la manoeuvre, rétorqua alors simplement Ursus, ce qui n'était même pas de mauvaise foi. C'était totalement le cas. Il était d'un abord compliqué, parce qu'il ne tenait pas spécialement à ce qu'on l'aborde. Et c'était très bien comme ça. Il y en avait toujours quelques-uns pour entrer dans ses bonnes grâces, certes, mais son interlocuteur n'avait aucun besoin d'en faire partie en revanche. Et pourtant tu t'obstines à m'approcher malgré tout.

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st-ce qu'Ursus était surpris d'entendre Clopin lui affirmer qu'il ne faisait jamais ce que l'on attendait de lui ? Pas vraiment, non. Est-ce qu'il avait envie d'accorder de l'intérêt à son propos pour autant ? Pas spécialement non plus. Que le saltimbanque s'amuse comme un petit fou, c'était son problème. Il n'en fallait de toute évidence pas beaucoup pour le divertir, compte tenu du peu d'enthousiasme et de bonne volonté (deux termes clairement à mille lieues de son vocabulaire) dont il faisait preuve en cet instant.

Il avait bien songé à attendre que son interlocuteur se lasse et trouve un autre os à ronger, mais si le saltimbanque devait rester sur sa lancée, il allait peut-être être temps de changer de stratégie et de lui fausser compagnie. Clopin passait peut-être un moment infiniment amusant, Ursus ne pouvait pas en dire autant, et il était convaincu d'avoir mieux à faire. Quoi ? Il ne savait pas précisément, mais il était convaincu que ce ne serait pas difficile à trouver.

-Sans surprise tu te contentes de peu, soupira Ursus.

Il se pouvait que Clopin ne cherche qu'à l'agacer. Dans ce cas, c'était réussi. D'un autre côté, il s'en fallait d'un rien pour que les autres l'agacent. Personne, jamais, ne trouvait grâce à ses yeux. En dehors d'Homo, parce qu'il ne souffrait pas de cette tare de l'humanité. En dehors de Dea aussi, mais elle était plus ange qu'humaine. Il n'en dirait pas autant de Gwynplaine, en revanche. S'il y en avait bien un qui avait à peine besoin de lever le petit doigt pour l'agacer, c'était bien lui. Peut-être parce qu'il fallait aussi qu'il aime beaucoup pour prendre quoi que ce soit à coeur. Et Ursus Girardet n'aimait vraiment pas grand-chose, ni grand monde.

-Pas que ça me dérange de te divertir, mais figure-toi que j'ai mieux à faire de mon temps.

Et il n'avait plus la moindre envie de le perdre en compagnie de Clopin, si cette envie l'avait déjà effleuré pour commencer, ce qui était tout à fait discutable. Il avait donné, et pour ce qui était d'apprendre des informations croustillantes à son interlocuteur, ce dernier avait été servi. Il devrait être largement satisfait, en toute logique.

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ans la vie, nos désirs étaient bien rarement exaucés, et cette situation ne manquait pas de le confirmer. Ursus n'avait aucune envie de prolonger cette conversation plus longtemps, elle qui ne lui apportait pas grand-chose, pas même du divertissement, mais la réciproque n'était définitivement pas vraie... Et donc, Clopin était bien décidé à lui tenir encore la jambe, que cela lui plaise ou pas. Et effectivement, ça ne lui plaisait pas... ce que Clopin devait pertinemment savoir, et il en jouait.

Et sans surprise, cela ne lui plaisait pas, non, et il s'épargnerait aisément de poursuivre plus longtemps un dialogue qui donnait à peine l'illusion de l'être. Mais soit, Ursus allait l'écouter, encore un peu. Après tout, il n'avait pas grand-chose de mieux à faire, aussi déprimant ce constat pouvait-il être. Quand on en venait à ne rien avoir de mieux à faire que d'écouter les élucubrations du saltimbanque en chef, c'est vraiment que notre vie avait atteint un seuil désespéré. A moins, bien sûr, de faire partie de la clique du saltimbanque en question, mais ça, c'était une autre paire de manches.

-Mais bien sûr, monter un numéro avec toi, tu as raison ! Je ne suis pas encore tombé aussi bas, Clopin.

Ce n'était pas parce qu'il avait perdu, ou plutôt qu'il allait bientôt perdre ses deux vedettes qu'il avait l'intention de les remplacer, et même si c'était le cas, il ne choisirait définitivement pas Clopin pour ça. Gwynplaine et Dea étaient irremplaçables, sur scène autant que dans son coeur. La dramaturgie était devenue une passion au fil du temps, en revanche, ça n'avait pas été une vocation pour Ursus, ça lui était tombé sur le coin de la figure quand Gwynplaine avait démontré son sens inné du spectacle. Le théâtre, la scène, tout ça n'aurait plus aucune importance. En reprenant la route, il en reviendrait certainement à ses anciennes pratiques, à ses vieilles arnaques, à vendre de prétendues potions médicinales au petit bonheur de la chance. Plus de numéro pour Ursus, cette vie-là se laisserait enterrer en même temps que sa vie de père.

-Tu ne réussiras pas à me convaincre quoi que tu proposes, mais je serais tout de même curieux de savoir quel genre de numéro tu nous imagines susceptible de monter ensemble.

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u fond, Ursus se demandait lui-même pourquoi il prenait la peine de se montrer aussi dur avec son interlocuteur, étant donné que dans tous les cas, que l'on se montre dur, tendre ou indifférent, cela ne changeait absolument rien au résultat, tant qu'il aurait décidé d'user vos nerfs, eh bien il ne s'en priverait, et il avait un talent tout particulier pour cela. A partir de cela, inutile de se demander ce qu'il pourrait bien faire d'une collaboration avec ce gamin qui n'aurait de cesse que de jouer les agitateurs de bas étage...

Enfin, la question ne se posait de toute façon pas, avant Gwynplaine, il n'y avait pas eu de spectacle, après lui, il n'y en aurait pas non plus. Qu'il se soit trouvé un intérêt pour la dramaturgie n'empêchait pas certains projets de mourir avec le départ de ceux qui les inspiraient, et il est des projets qui n'appartenaient qu'à un nombre bien restreint de personnes... auxquelles, sans surprise, Clopin Trouillefou ne faisait absolument pas partie et ne risquait pas de faire partie un jour.

-L'un qui fournit tout le travail et l'autre qui empoche l'argent, hein ? Je ne m'étonne pas vraiment que ce soit là ta vision d'une collaboration réussie, grommela Ursus qui remballait sa curiosité aussi vite qu'il avait pris la peine de la dégainer, assez absurdement, il est vrai, car il n'aurait pas vraiment été prêt à se laisser enthousiasmer par aucune des idées que son camarade saltimbanque aurait éventuellement pu lui soumettre.

Sans doute Clopin se voyait-il sur scène à la place de Gwynplaine, et c'était l'idée la plus absurde au monde aux yeux d'Ursus. Encore que non, Clopin n'envisageait certainement rien du tout. Il se contentait de jouer avec les nerfs de son interlocuteur, et il fallait reconnaître que cela fonctionnait plutôt bien.

Et pour cause, ces nerfs étaient mis à rude épreuve sans l'aide du moindre diable surgi de sa boîte dans l'unique but de se divertir de son malheur, qu'il ne devait certainement pas percevoir autrement que comme une source infinie d'amusement - en même temps, qu'est-ce qui ne l'était pas dans le quotidien du saltimbanque ? La question se posait, manifestement.

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rsus haussa les épaules. Il se fichait sacrément que son interlocuteur puisse se sentir insulté ou non, et par ailleurs, il ne pensait pas que ce soit le cas. Pour insulter l'énergumène, il faudrait que ce dernier ait une moins haute estime de lui-même, et très clairement, il se tenait en très haute estime, ça ne faisait même aucun doute. Alors en vérité, ses propos, il devait les prendre par-dessus la jambe, et Ursus, en ce qui le concernait, n'allait certainement pas s'empêcher de dire à son interlocuteur très précisément ce qu'il pensait, ne lui en déplaise.

Alors oui, il estimait bel et bien que Clopin était un individu intéressé, et s'il pouvait éventuellement la faire à d'autre, il ne la lui ferait pas, à lui. Ursus savait très bien comment il gagnait sa vie et comment il la menait, cette vie, prétendre qu'il n'abusait pas des autres, que ce soit de leurs faiblesses, de leurs talents ou de leurs attentes, ce serait clairement ne pas avoir les yeux en face des trous. Quant au fait qu'il soit paresseux... Ce n'était pas du tout une chose qu'Ursus pensait vraiment, loin de là. C'était même tout l'inverse, il voulait bien croire qu'il en fallait de l'énergie à déployer pour faire ce qu'il faisait.

Mais ce n'était pas pour autant qu'il irait se laisser convaincre par ses petites magouilles. A l'heure actuelle, quoi qu'il en soit, la seule chose qu'il désirait, c'était que son interlocuteur lui foute enfin une paix royale, ni plus ni moins, mais ce dernier était acharné. Quand il trouvait une cible, il ne lâchait rien, et sans doute que le fait qu'Ursus se montre si prompt à le voir dégager n'arrangeait rien, mais au point où il en était, il n'allait certainement pas prétendre et commencer à jouer les hypocrites.

-Et toi tu ne peux pas t'empêcher d'insister, encore et encore, peu importe ce que les autres te disent. Je ne veux pas faire affaire avec toi, ni avoir affaire à toi. Est-ce que tu pourrais par conséquent dégager de mon chemin, à présent ?

Plus ça allait, plus il se montrait frontal mais Ursus en avait assez, à vrai dire, de cette conversation, et il voulait simplement qu'elle cesse, c'est tout.

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