Les liens de Dea

Déa Girardet

Comédienne ✘ 18 ans ✘ Aveugle

Je ne me souviens pas du jour où mon regard s'est porté sur le monde pour la toute première fois, mais je me souviens distinctement de celui où ils l'ont observé pour la toute dernière fois. C'est étrange, comme cela devient flou, comme je me demande si je ne l'ai pas simplement rêvé... Pourtant cette image me semble si vraie. Le visage de ma mère, transie de froid, qui m'adresse des oeillades inquiètes en frémissant, la neige qui tombe à gros flocons autour de nous... je me souviens du froid, aussi, mes souvenirs sont faits de sensations autres que visuelles, le froid glacé de cette neige mortel et sans doute le premier de ceux-là. Ma mère me consolait de berceuses, espérant me calmer. Moi je pleurais tellement j'avais froid, sa voix était de plus en plus tremblante, puis elle s'est effondrée en marche. Elle est morte en me serrant tout contre son sein. Moi j'ai pleuré jusqu'à n'avoir plus de larmes, et j'ai cru que mes yeux se fermaient, parce que tout à coup tout devenait noir, pourtant mes paupière étaient ouvertes : mes yeux avaient gelés. Je crois que je me suis endormie, alors, puis réveillée quand deux bras son venu me serrer et m'emporter. La chaleur de ces bras dans le froid infernal de cet hiver me poursuivra toujours. Ce sont des bras que je ne voudrais plus jamais quitter. Mon sauveur se nomme Gwynplaine. Tout comme il m'a sauvé hier, il me sauve chaque jour qui compose ma vie.

Je m'appelle Dea. Ce n'est pas le nom que ma mère m'a donné à la naissance. J'ignore comme j'aurais dû m'appeler, Dea me convient bien. Ursus m'a dit m'avoir appelé ainsi parce qu'il m'avait crue surgie des cieux. Ursus, c'est l'homme chez qui Gwynplaine, enfant alors, a frappé pour lui demander l'hospitalité. Ursus nous a aimé et recueilli, moi l'aveugle, lui l'infirme. Nous lui devons tout. Notre survies, nos joies... Tout. Nous avons grandi heureux, tous les trois. Ursus, moi, Gwynplaine. Je n'avait besoin de rien d'autre. À nous trois, nous formons une troupe de comédiens ambulants. Je sais bien que le spectacle repose sur ce que les gens peuvent dire du sourire découpé dans la chair de Gwynplaine, ou de mon regard sans expression, ça m'est égal, j'aime être sur scène. J'aime y être parce que je suis avec lui. Dans nos spectacles, nous concrétisons une idylle dont nous ne faisons que rêver une fois dans les coulisses. Pourtant nous nous aimons et je le sais. Gwynplaine affirme que si je pouvais le voir, je prendrais peur et ne voudrait plus lui. Il n comprend pas. J'ai la chance de voir au-delà des apparences, au fond du coeur des hommes, et le sien me séduirait même si je recouvrais la vue.

Notre spectacle a du succès, Gwynplaine a suggéré que nous nous installions dans la capitale, pour nous produire devant un plus large public. Ursus était réticent, moi aussi... Je me serais sans mal contentée de notre vie de saltimbanques ambulants. Sans attaches, libres, mais nous nous sommes laissés porter par notre succès... Aujourd'hui, nous nous produisons presque tous les soirs dans Paris... pas dans un vrai théâtre, bien sûr, mais sur une scène faites de planches à l'équilibre instable. Cela nous permet de gagner nos vies, et je pourrais même apprécier Paris, les odeurs, les sons, l'atmosphère qui s'y ressent n'a rien à voir avec ce que j'avais pu expérimenter avant. Seulement Paris s'accompagne de ses tentations. Je n'aime pas cette duchesse qui vient régulièrement à nos spectacles. Quand elle est là, je sais que Gwynplaine ne me regarde plus, je ne vois pas mais je le sais. Et je n'aime pas ça...